samedi 23 novembre 2024

A Actualité syndicale

La mémoire d'Ouvéa

ANTOINE GUIRAL, envoyé spécial en Nouvelle-Calédonie.

LIBERATION.FR : dimanche 20 avril 2008

Encore cinq mètres de lianes auxquelles s’agripper le long de la paroi. Ne surtout pas glisser, dans ces derniers rayons de lumière. Nous avançons en contrebas, vers une autre anfractuosité. Cette fois, le noir est complet. Benoît Tangopi tâtonne en grattant son briquet et peine allumer une bougie la mèche humide. Des stalactites, de l’humidité, quatre mètres au maximum de voûte par endroits: voici les entrailles de la grotte d’Ouvéa, au nord de cette île paradisiaque de l’archipel des Loyauté, en Nouvelle-Calédonie. Rien n’a bougé : des bouilloires blanchies, des lambeaux de vêtements, quelques tasses en fer-blanc, des restes de paquets de tabac, des bouteilles en plastique… Et partout des chauves-souris qui virevoltent. Le jeudi 6 mai 1988, au matin, l’armée française lançait ici l’opération Victor. Un assaut destiné libérer des otages détenus par des militants indépendantistes kanaks, qui débouchera sur la mort de 19 d’entre eux. Un massacre. Avec exécutions sommaires, cadavres calcinés, et «corvées de bois», comme aux plus sombres heures de la répression coloniale. C’était il y a vingt ans, entre les deux tours d’une élection présidentielle, où Jacques Chirac, Premier ministre de cohabitation, et François Mitterrand s’affrontaient. Persuadé que son rival allait commettre l’irréparable Ouvéa, Mitterrand, chef des armées, avait donné son feu vert ainsi que les «pleins pouvoirs» au ministre des DOM-TOM, Bernard Pons, pour passer l’attaque. A 19000 kilomètres de l , les Kanaks allaient payer au prix fort les dernières heures de ce duel. Ouvéa basculait et devenait l’épicentre du drame calédonien.

«Pas prévu».

Pour se rendre dans cette fameuse grotte, il a fallu, la veille, voir Benoît Tangopi. Le 22 avril 1988, il avait participé l’attaque de la gendarmerie de Fayaoué sur l’île d’Ouvéa (4 morts parmi les gendarmes), puis emmené avec d’autres militants indépendantistes un groupe d’otages (12 d’abord puis 6 autres, les jours suivants) dans cette grotte située au nord de l’île, près de la tribu de Gossanah. Il a ensuite subi l’assaut de l’armée le 6 mai. Avec Benoît Tangopi, nous avons fait ce geste coutumier qui consiste apporter un présent (tissu, petit billet…), et expliquer notre démarche pour « libérer la parole» . Il nous a donné rendez-vous pour le lendemain matin. Tangopi, est aujourd’hui le gardien de ces terres. Sur son bras droit, un tatouage de la prison de la Santé où il a séjourné de longues semaines. Son premier et unique voyage en métropole, en 1988. «On a été trimballés par l’armée au Japon pour échapper aux journalistes. Puis mis dans un château en France avant la Santé. Je viens de découvrir que c’était Châtenay-Malabry.» Le lendemain matin, devant sa case, Benoît Tangopi, 43 ans, montre sa vanille et son champ. Des perruches vertes se gorgent de papayes même les arbres. Il prend son sabre d’abattis. Direction le sentier qui mène la grotte. Sur ce chemin, chaque plante, chaque pierre a sa place dans le grand ordonnancement kanak des mondes visibles et invisibles. La végétation s’épaissit. Benoît Tangopi taille mécaniquement de petites branches. Il parle sans s’arrêter. «Cette grotte, ce n’était pas prévu. On voulait juste occuper la gendarmerie et aller y planter le drapeau de Kanaky, comme on l’avait fait en 1984. Mais le signal est parti trop tôt, les gendarmes se sont défendus, les balles ont sifflé, on a riposté… Ça a foiré.» Il s’arrête, et pleure en poursuivant son récit haché.

«Tué froidement».

Le sentier se resserre, les trouées de soleil se raréfient. Un cratère de 40 mètres de long et 20 de large apparaît. Un premier tas de pierres de corail, avec des restes d’habits : «Samuel Wano… Lui, c’était un blessé. Il avait reçu une balle dans le ventre. On l’a retrouvé plus tard avec une balle dans la tête.» La main sur un tronc, Benoît pointe avec son sabre : «Ici, le lanceflammes, l , un impact de balle…» Pendant l’assaut, il assure qu’ «aucun otage n’a été tué. Ils nous avaient appris jouer tarot. On leur servait la bouffe et le café en premier». Un autre monticule de pierres parsemé de vêtements: «Essekia Hiili, tué froidement.» Quatre mètres plus bas, «les frères Nikodem, abattus eux aussi». Benoît avance vers un autre tas: «L , c’était un cousin, Seraphin Ouckewenn. Il avait fait l’armée. Des gens l’ont vu sur une jeep après l’assaut mais trois jours après il était mort.» Sa casquette, son paletot et un matricule militaire délavé pendent sur un bout de bois. «Levalloi, ils lui ont dit : “C’est toi qui faisais Rambo. Viens par ici.” Ils l’ont poussé vers la grotte, on a entendu un coup de feu. Et puis un militaire est venu et a dit : “C’est bon, ils ont assez de morts.”» Dans les contreforts abrités du cratère, des bouts de sandales, des gamelles et de la vieille vaisselle… A l’entrée de la grotte, encore trois autres monticules. Six hommes de la tribu de Teouta, «abattus au sol», affirme Benoît. C’est sa version. Pas celle de l’armée. Mais il n’y a eu jamais eu de procès, pas de rapports d’autopsie, ni de publication des nombreuses photos prises par l’armée. Benoît Tangopi voulait rester en prison, avoir un procès. Mais, la place, il y a eu l’amnistie, au terme des accords de Matignon signés quelques semaines après la tuerie, entre la France, les indépendantistes du FLNKS et les loyalistes. La lutte armée, il n’en veut plus «mais sent que tout peut recommencer avec les jeunes Kanaks» . Il désigne un gros banian: «Lui, il a toujours ses blessures de balles. Il ne guérira jamais.»

http://www.liberation.fr/actualite/societe/322162.FR.php

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