ANTOINE GUIRAL, envoyé spécial en Nouvelle-Calédonie.
LIBERATION.FR : dimanche 20 avril 2008
Encore cinq mètres de lianes auxquelles sâagripper le long de la paroi. Ne surtout pas glisser, dans ces derniers rayons de lumière. Nous avançons en contrebas, vers une autre anfractuosité. Cette fois, le noir est complet. Benoît Tangopi tâtonne en grattant son briquet et peine allumer une bougie la mèche humide. Des stalactites, de lâhumidité, quatre mètres au maximum de voûte par endroits: voici les entrailles de la grotte dâOuvéa, au nord de cette île paradisiaque de lâarchipel des Loyauté, en Nouvelle-Calédonie. Rien nâa bougé : des bouilloires blanchies, des lambeaux de vêtements, quelques tasses en fer-blanc, des restes de paquets de tabac, des bouteilles en plastique⦠Et partout des chauves-souris qui virevoltent. Le jeudi 6 mai 1988, au matin, lâarmée française lançait ici lâopération Victor. Un assaut destiné libérer des otages détenus par des militants indépendantistes kanaks, qui débouchera sur la mort de 19 dâentre eux. Un massacre. Avec exécutions sommaires, cadavres calcinés, et «corvées de bois», comme aux plus sombres heures de la répression coloniale. Câétait il y a vingt ans, entre les deux tours dâune élection présidentielle, où Jacques Chirac, Premier ministre de cohabitation, et François Mitterrand sâaffrontaient. Persuadé que son rival allait commettre lâirréparable Ouvéa, Mitterrand, chef des armées, avait donné son feu vert ainsi que les «pleins pouvoirs» au ministre des DOM-TOM, Bernard Pons, pour passer lâattaque. A 19000 kilomètres de l , les Kanaks allaient payer au prix fort les dernières heures de ce duel. Ouvéa basculait et devenait lâépicentre du drame calédonien.
«Pas prévu».
Pour se rendre dans cette fameuse grotte, il a fallu, la veille, voir Benoît Tangopi. Le 22 avril 1988, il avait participé lâattaque de la gendarmerie de Fayaoué sur lâîle dâOuvéa (4 morts parmi les gendarmes), puis emmené avec dâautres militants indépendantistes un groupe dâotages (12 dâabord puis 6 autres, les jours suivants) dans cette grotte située au nord de lâîle, près de la tribu de Gossanah. Il a ensuite subi lâassaut de lâarmée le 6 mai. Avec Benoît Tangopi, nous avons fait ce geste coutumier qui consiste apporter un présent (tissu, petit billetâ¦), et expliquer notre démarche pour « libérer la parole» . Il nous a donné rendez-vous pour le lendemain matin. Tangopi, est aujourdâhui le gardien de ces terres. Sur son bras droit, un tatouage de la prison de la Santé où il a séjourné de longues semaines. Son premier et unique voyage en métropole, en 1988. «On a été trimballés par lâarmée au Japon pour échapper aux journalistes. Puis mis dans un château en France avant la Santé. Je viens de découvrir que câétait Châtenay-Malabry.» Le lendemain matin, devant sa case, Benoît Tangopi, 43 ans, montre sa vanille et son champ. Des perruches vertes se gorgent de papayes même les arbres. Il prend son sabre dâabattis. Direction le sentier qui mène la grotte. Sur ce chemin, chaque plante, chaque pierre a sa place dans le grand ordonnancement kanak des mondes visibles et invisibles. La végétation sâépaissit. Benoît Tangopi taille mécaniquement de petites branches. Il parle sans sâarrêter. «Cette grotte, ce nâétait pas prévu. On voulait juste occuper la gendarmerie et aller y planter le drapeau de Kanaky, comme on lâavait fait en 1984. Mais le signal est parti trop tôt, les gendarmes se sont défendus, les balles ont sifflé, on a riposté⦠Ãa a foiré.» Il sâarrête, et pleure en poursuivant son récit haché.
«Tué froidement».
Le sentier se resserre, les trouées de soleil se raréfient. Un cratère de 40 mètres de long et 20 de large apparaît. Un premier tas de pierres de corail, avec des restes dâhabits : «Samuel Wano⦠Lui, câétait un blessé. Il avait reçu une balle dans le ventre. On lâa retrouvé plus tard avec une balle dans la tête.» La main sur un tronc, Benoît pointe avec son sabre : «Ici, le lanceflammes, l , un impact de balleâ¦Â» Pendant lâassaut, il assure quâ «aucun otage nâa été tué. Ils nous avaient appris jouer tarot. On leur servait la bouffe et le café en premier». Un autre monticule de pierres parsemé de vêtements: «Essekia Hiili, tué froidement.» Quatre mètres plus bas, «les frères Nikodem, abattus eux aussi». Benoît avance vers un autre tas: «L , câétait un cousin, Seraphin Ouckewenn. Il avait fait lâarmée. Des gens lâont vu sur une jeep après lâassaut mais trois jours après il était mort.» Sa casquette, son paletot et un matricule militaire délavé pendent sur un bout de bois. «Levalloi, ils lui ont dit : âCâest toi qui faisais Rambo. Viens par ici.â Ils lâont poussé vers la grotte, on a entendu un coup de feu. Et puis un militaire est venu et a dit : âCâest bon, ils ont assez de morts.â» Dans les contreforts abrités du cratère, des bouts de sandales, des gamelles et de la vieille vaisselle⦠A lâentrée de la grotte, encore trois autres monticules. Six hommes de la tribu de Teouta, «abattus au sol», affirme Benoît. Câest sa version. Pas celle de lâarmée. Mais il nây a eu jamais eu de procès, pas de rapports dâautopsie, ni de publication des nombreuses photos prises par lâarmée. Benoît Tangopi voulait rester en prison, avoir un procès. Mais, la place, il y a eu lâamnistie, au terme des accords de Matignon signés quelques semaines après la tuerie, entre la France, les indépendantistes du FLNKS et les loyalistes. La lutte armée, il nâen veut plus «mais sent que tout peut recommencer avec les jeunes Kanaks» . Il désigne un gros banian: «Lui, il a toujours ses blessures de balles. Il ne guérira jamais.»
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