_PALESTINE OCTOBRE 2005
THE DAILY PICTURE OF THE CHEK-POINT
Ils ont dit qu'elle avait l'air très folle, complètement dérangée, un visage à faire peur. C'est sûr, quand tu brandis un couteau devant la figure d'une jeune femme, tu ne dois pas avoir l'air très serein. Le traitement de ce genre de comportement, d'après mon expérience dâaaurgentiste, est, au pire et en dernier recours une bonne dose de Loxapac en intramusculaire sur un brancard de contention, puis une prise en charge psychiatrique.
Mais ici c'est la guerre, et Tsahal a d'autres méthodes.
Nous sommes à Naplouse, précisément au check-point d'Huwwara. Le 4 octobre 2005.
Haifa Indiya avait 36 ans et cinq enfants.
Au bout de dizaines de mètres de couloir grillagé et derrière un tourniquet métallique comme il n'en existe que pour le bétail dans les autres pays se tient en face d'elle une jeune femme en treillis casquée et armée. Le M16 est pointé sur Haifa. Quand celle-ci a sorti son couteau, son geste ne pouvait pas aller bien loin.
Comme celui de cet enfant il y a deux jours au check-point de Beit Iba. Lui aussi a sorti un couteau. Le traitement fut radical : une balle dans chaque bras une autre dans le fémur droit. L'équipe de secours palestinienne ne fut pas autorisée à le transporter à l'hôpital de Rafidia. Il a été emmené dans un hôpital israélien par une ambulance israélienne. Sans doute pour en tirer des renseignements plus tard.
Haifa, elle, ne dira plus rien. Les secours palestiniens ont été empêchés de l'approcher pendant 90 minutes.
Peut-être qu'en comprimant très fort la fémorale, on aurait pu empêcher l'hémorragie causée par la balle dans la jambe. Mais pour la balle dans la tête...
Le check-point sera ensuite fermé toute la journée.
"This is the daily picture of the check-point" me dit, dans un mélange de lassitude et de colère rentrée, le docteur Nihad.
Tsahal n'a pas son pareil pour assurer sa légitime défense contre les dangereux terroristes qui l'assaillent. Une jeune maman aujourd'hui a Huwwara, un enfant il y a deux jours à Beit Iba, et un autre enfant deux jours auparavant à Askar, un des camps de réfugiés de Naplouse. Uday Tantawi avait 13 ans et il lancait des pierres.. Un soldat aurait vu une arme dans la lunette de son fusil. Ou bien il faut réviser cette lunette, ou bien il faut conseiller un bon ophtalmo à ce soldat...
Le commandant avait une meilleure idée, celle de donner l'ordre de tirer. Et le petit lanceur de pierres est mort.
Ils ont ensuite cherché l'arme, ils n'ont trouvé que des cailloux et des bouteilles "les armes de destruction massive" de ces mômes.
Les conditions de vie misérable pour la plupart, les difficultés quotidiennes dues à l'occupation, les déplacements impossibles la violence permanente des soldats la pression des colons les humiliations les injustices la prison, le mur qui se construit... il y a mille raisons de devenir fou ici.
Pour toutes ces raisons on s'étonnera moins de la démence qui a envahi l'esprit de cette mère et qui l'a menée à cet acte de folie, que du sang-froid, au contraire, dont font preuve en permanence les Palestiniens.
Si Haifa avait fréquenté la Mothers School, peut-être qu'elle n'aurait pas fait ca, peut-être qu'elle serait encore en vie. Qui sait i
La Mothers School est un lieu remarquable où les femmes résistent à l'occupation, à leur manière.
Tous les matins elles viennent prendre des cours d'Arabe, d'Anglais et de mathématiques quand leurs enfants sont à l'école, pour pouvoir ensuite les soutenir dans leur apprentissage scolaire. Elles ont aussi des cours de secourisme, de nutrition, d'hygiène... Des conseils concernant leurs droits. Un suivi médical gratuit, un soutien psychologique ... L'été, quand leurs enfants sont dans les Summer camps (genre de colonies de vacances), elles ont des cours d'informatique.
L'Ecole des mamans a été créée pour les femmes qui, s'étant mariées jeunes et ayant eu des enfants assez vite, ont quitté l'école trop tôt.
Nadia me prend par la main, dans la vieille ville de Naplouse, timidement au début, puis fermement, pour m'emmener à travers le marché jusqu'à la classe. Pendant le cours d'anglais elle reprend ma main de temps en temps tendrement, pour me signifier que je suis la bienvenue parmi elles.
Le cour est interrompu par l'arrivée d'une jeune femme avec un nouveau né dans les bras la salle résonne des exclamations de joie de ses amies. Chacune va l'embrasser, la féliciter et caresser le bébé. La jeune maman vient ensuite s'asseoir à côté de moi, sort une feuille de papier et un crayon, et entreprend de recopier les mots écrits sur le tableau, tout en allaitant son bébé.
Il y a d'autres enfants dans la classe, des petits pas encore en âge d'aller à l'école. La plupart dort sur les genoux de leurs mères d'autres jouent tranquillement à leurs pieds.
La nouvelle venue avait quitté la classe quelques jours pour son accouchement.
La Mothers school* a ouvert quatorze classes dans Naplouse, dans les camps et les villages alentour, avec une trentaine de femmes par classe. Si elle en avait les moyens elle en ouvrirait bien dâaaavantage, pour répondre à la demande.
LES VENDREDI A BIL'IN
Nous savons depuis Berlin, que les murs peuvent tomber.
Nous savons depuis Robben Island, que l'apartheid peut s'arrêter.
Et nous savons aujourd'hui à Bil'in, que le mur de l'apartheid ne sera un jour qu'un chapitre au passé dans le livre des tournants de l'Histoire. La page s'écrit en ce moment.
Chaque vendredi, des activistes internationaux et israéliens rejoignent les habitants de Bil'in, petit village de 1600 âmes dont les revenus dépendent de la culture des olives et qui se voit confisquer une grande partie de ses terres par la construction du Mur.
Vendredi 30 septembre 2005.
Place Al Manara, je monte dans la petite voiture rouge de M. où il y a aussi Hanan, de Ramallah, et Sylvia, de Barcelone. En route pour la manif. Nous retrouvons devant la mosquée du village, une cinquantaine de personnes qui commencent à descendre dans les champs d'oliviers... Le tracé du Mur est juste en bas entre deux collines. Les militaires déployés partout, nous empêchent de l'approcher. Des jeunes israéliens haranguent les soldats. Ils leur disent de s'en aller, de ne pas être la, de refuser d'obéir aux ordres de cesser cette occupation... Les soldats sont impassibles... mais pas indifférents. Leur attention aux arguments avancés par les militants israéliens est même surprenante. Je m'approche tout près. Pour certains il se passe quelque chose dans leurs têtes ca se voit. Les regards se baissent, les armes pendent comme des bras trop lourds.
Hanan tente fermement de franchir la ligne qu'un soldat lui intime de ne pas passer.
- Mais de quelle ligne tu me parles i Tu viens ici et tu décides qu'il y a devant tes pieds une ligne que je n'ai pas le droit de franchir i! Tu vas encore avancer d'un pas de dix pas de cent pas et à chaque fois tu décideras d'une nouvelle ligne. Mais de quel droit i!!
- C'est comme ca. J'obéis aux ordres et toi, recules !
- Refuses d'obéir, et laisses moi passer. Si je passe, tu vas faire quoi i Tu vas me tirer dessus i C'est ca i
Le soldat regarde la jeune femme en colère. Hanan a 30 ans. Petite et frêle, elle parait minuscule en face du robocop mais c'est lui qui semble abattu.
- Non, écoutes... arrêtes... Ne rends pas ma vie plus difficile qu'elle ne l'est déjà . J'ai beaucoup de problèmes tu sais.
- Mais je m'en fiche moi de tes problèmes !! En m'adressant a toi, je m'adresse au système que tu représentes je m'adresse à toi entant que bras armé d'une politique injuste et meurtrière! Allez, maintenant, pousses toi et laisses moi passer.
Et Hanan passe. Le soldat ne la retient plus.
Elle avance alors toute seule, tranquillement.
Elle sera vite rattrapée par d'autres soldats qui viennent l'encercler, la ramènent vers nous et nous repoussent avec leurs boucliers.
Vendredi 7 octobre 2005.
Le comité populaire du village organise ces manifestations depuis 9 mois. Il a mis à la disposition des étrangers le rez-de-chaussée d'une maison appelée "la maison des internationaux". Des matelas jonchent le sol dans trois larges pièces. Les cendriers débordent et la gazinière est un peu crasseuse, mais pour une petite maison qui accueille autant de gens venus du monde entier, il y règne une organisation exemplaire. Les jeunes anarchistes israéliens équipés de matériel vidéo et d'ordinateurs sont les plus actifs. Depuis deux semaines ils emploient des ruses de sioux pour arriver jusqu'a Bil'in. Ils viennent de Tel-Aviv ou de Jérusalem, ce n'est pas loin, mais très compliqué pour venir, à cause des nombreux barrages de l'armée.
Aujourd'hui, nous descendons jusqu'au tracé du Mur. Nous sommes environ 200, Palestiniens Israéliens et Internationaux confondus. Une barrière métallique et les soldats derrière nous empêchent d'aller plus loin. Avec des pierres et des morceaux de bois nous tambourinons sur cette barrière - boucan d'enfer. Les enfants sont surveillés de près par les plus grands pour qu'ils ne jettent pas de cailloux. S'il y a violence, elle ne viendra que de l'armée. Et elle ne tarde pas à arriver...
Des groupes de 5 à 6 soldats passent sous la barrière et attrapent quelques-uns d'entre nous. Les manifestants tentent tous ensemble d'empêcher ces arrestations mais 16 personnes seront quand même embarquées sans ménagement : 15 israéliens et 1 palestinien, Mohammed Al Khatib, le coordinateur du comité populaire.
Des grenades lacrymogènes nous obligent ensuite à remonter au village et à arrêter la manifestation.
Autour de la maison des internationaux, chacun reprend son souffle, secoue la poussière dont il est recouvert et se met en quête d'une gorgée d'eau. Beaucoup vont dormir là , d'autres reviendront la semaine prochaine, des nouveaux arriveront.
Dans le village de Bil'in, le Mur est en train de provoquer l'effet inverse que Sharon escomptait. Israéliens et Palestiniens vivent et luttent ensemble. Des Israéliens pas comme les autres c'est vrai, mais déterminés contre leur armée et bien acceptés par les villageois.
Bil'in est devenu un symbole. Un coin de terre de Palestine où l'espoir n'est pas encore mort.
Vendredi 14 octobre 2005.
Ils ont commencé avant quâaaon arrive.
Aujourdâaahui je suis dans lâaaambulance du Croissant Rouge avec lâaaéquipe de secours que jâaaai intégrée pour quelques jours.
Une jeep nous a arrêté avant le village pour vérifier je ne sais quoi dans notre véhicule. Des manifestants cachés sous la civièreâa¦ Vérification inutile, il nâaay a que nous : Ahmad le chauffeur, Jamel et Mohamed les secouristes et moi.
Des cars de manifestants partis de Tel-Aviv et de Jérusalem avec des militants israéliens et internationaux ont été arrêtés. Eric est dans lâaaun dâaaeux. Il arrivait tout juste de Paris aujourdâaahui pour rejoindre une mission civile. Il mâaaappelle pour me dire quâaail est donc arrêté, assis sur la route avec dâaaautres militants entourés de soldats. Certains ont pu sâaaéchapper en courant au moment de descendre du car, mais la majeure partie est immobilisée là et empêchée dâaaatteindre Bilâaain.
Un autre appel, une autre mauvaise nouvelle : câaaest Georges qui, lui, est déjà sur place et mâaaannonce quâaaon va avoir du boulot (lâaaéquipe de secours), « beaucoup de jeeps ont traversé le village et ont fait peur à tout le monde ; les gamins ont réagi au quart de tour, les pierres commencent à volerâa¦. »..
Dans lâaaambulance, Mohamed a préparé un sac à dos avec tout ce quâaail faut pour effectuer les premiers soins. Masques sur le visage et poches bourrées de compresses dâaaalcool, on peut y aller. Lâaaambulance reste sur la route, derrière les manifestants. Pas la peine dâaaaller plus devant, une ambulance est si vite touchée.
Je suis les deux jeunes secouristes qui courent dans le champ pentu en évitant les grenades lacrymogènes. Il faut regarder en lâaaair pour évaluer où elles vont tomber et surtout ne pas se les prendre en pleine figure. Il faut aussi éviter les pierres des enfantsâa¦ Alors la tête dans les épaules et le dos courbé, on va de blessé en blessé. Ce sont surtout des malaises dus aux gaz lacrymo. La personne suffoque et étouffe, le visage et les yeux sont brûlés. La douleur intense et lâaaasphyxie provoquent souvent une perte de connaissance.
Les gaz, les mursâa¦ câaaest une manie chez certains.
Il y a un truc dans ce gaz, ce nâaaest pas possible, je nâaaai jamais respirer un truc pareil !
Câaaest là que les compresses dâaaalcool ont toute leur utilité : il faut les plaquer sur le nez et la bouche et respirer à fond, ca va tout de suite mieux. Pour avoir les mains libres jâaaimbibe entièrement mon masque dâaaalcool. Cette méthode nâaaest recommandée que quand il nâaay a pas de cigarette ni de flamme à proximité sinon câaaest lâaaembrasement assuré. Ici, en ce temps de ramadan, personne ne fume, alors il nâaay a pas de risque de provoquer des torches vivantes avec les vapeurs dâaaalcool.
Le champ dâaaoliviers est parsemé de pierres et de talus. Pas évident pour courir. Des chevilles se tordent, les chutes sont nombreuses et douloureuses.
On nous appelle sur la gauche. Un jeune israélien saigne sur le côté. Il a le flanc gauche écorché, lâaaépaule luxée et surtout beaucoup de mal à respirer. Sûrement des côtes cassées. Pansement à la bétadine, bandage et repli vers lâaaarrière. Des gens le portent à lâaaambulance ; nous on retourne là où on nous appelle, câaaest-à -dire partout. Pansements bandes bétadine, alcoolâa¦ Chaque enfant qui tombe, on lâaaentraîne derrière un olivier, pour lâaaombre et aussi pour la mince protection contre les tirs de lâaaarmée. Il nâaay a pas que des grenades lacrymo, il y a aussi des balles en caoutchouc.
Des soldats sont en ligne et en position de tir sur le tracé du mur, dâaaautres avancent sur les côtés. Beaucoup de manifestants asphyxiés et brûlés par les gaz, se sont mis à lâaaabri dans le village, mais des enfants restent en première ligne et lancent des pierres. Avec Jamel et Mohamed, nous restons au plus près dâaaeux. Mes yeux se noient, pas seulement à cause des lacrymos - «âa¦ces enfants qui lancent des pierres vers les soldats câaaest perdu dâaaavance, des cailloux sur des casques lourdsâa¦ » -.
Compresse sur la boucheâa¦ respire, petit, respire !
Les soldats nous ont maintenant encerclés. Les tirs viennent de partout.
Mohamed me tend la main pour grimper un muret. Son regard soudain se fige, son visage blêmitâa¦ « Vraies balles ! ». Le son effectivement a changé. Les enfants sont tous planqués. On les entraîne avec nous vers la première maison pour sâaaabriter derrière le mur. Les gens à lâaaintérieur se sont calfeutrés. Nous reculons ainsi de maison en maison.
Au coucher du soleil, les soldats reprendront leur position sur le chantier du mur et cesseront les tirs.
Cheveux collés par la sueur, tee-shirts déchirés mains écorchéesâa¦ les enfants infatigables iront alors ramasser les grenades explosées aux pieds des oliviers espérant gagner quelques shekels par la vente de ces morceaux dâaaaluminium.
Aujourdâaahui, en plus de trois blessés graves il y a eu trois arrestations dâaainternationaux.
Le déroulement de ces manifestations est différent chaque semaine, le degré de violence est imprévisible. Il semble, malgré tout, bien prémédité par Tsahal qui ne lésine pas sur les moyens de répression.
Bilâaain ne tiendra sans doute pas longtemps face à une des plus puissantes armée du monde, pourtant il nâaay a que ca à faire : de la résistance.
Corinne PERRON
15/10/2005