jeudi 21 novembre 2024

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TWIN DOCTORS

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– Même jour, même mois même année !! Mais on est jumeaux i! Tu es ma sÅaur jumelle ! Regarde, tu as vu ca i C’est merveilleux, c’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui est né le même jour, le même mois et la même année que moi. Comme je suis heureux en plus que ce soit toi, une femme qui vient de France… de Paris ! Aaaah Paris…


La cour du Medical Relief résonnait de la voix réjouie de Jarer tout excité par la petite carte plastifiée qu’il brandissait comme un trophée. Il criait comme un gamin à qui on viendrait d’offrir le ballon de la finale de la coupe du Monde dédicacé par ses joueurs préférés. Il la montrait à tous les jeunes secouristes incrédules et moqueurs mais sensibles à la joie enfantine de leur aîné. Il mettait son doigt sur la carte, juste là , sous la date historique, et de son autre main, approchait les visages pour qu’ils s’y collent. « Regarde ! L1779599Mais regarde !!! Tu le crois maintenant i C’est ma sÅaur jumelle ! C’est pas beau ca i! » Et pour effacer définitivement le doute dans la tête du public de plus en plus nombreux et hilare, il était venu entourer mes épaules de son bras fraternel pour approcher nos deux zigotos profils. « Alors i Ca se voit non i Vous voyez pas comme on se ressemble i Forcément puisqu’on est jumeaux ! » La ressemblance peu flagrante avait déclenché un éclat de rire général, bien sonore, comme une déflagration rassurante dans la nuit silencieuse et oppressante de la ville occupée.


Jarer avait demandé à voir ma carte professionnelle du Palestinian Medical Relief Society, « pour la photo… » (comme les gosses !) Et puis il avait vu la date de naissance…


Par la suite, dans son ambulance, pour tous ceux à qui il me présentait, j’étais sa "jumelle". Sans autre explication auprès des blessés qui se laissaient soigner sans appréhension ni aucune suspicion, il m’emmenait nuit et jour partout dans Naplouse et me faisait travailler à son rythme, un rythme infernal et exténuant imposé par les exactions quotidiennes de l’armée israélienne qui laissait, après son passage, des enfants estropiés des hommes brisés des fillettes traumatisées des mères au bord de la crise de nerf.


Nous étions les « twam douktour » ( twin doctors ). Ca faisait marrer les mômes de Balata qui nous apportaient du thé à la menthe entre deux sprints des cailloux plein les mains. Visages couverts de poussière et cheveux collés par la sueur, les petits couraient autour de l’ambulance dès qu’on arrivait. « Jarer ! Jarer ! »


Jarer était leur idole, celui qui les faisait rire avec sa voix de clown, avec ses blagues d’enfant dédramatisant les pires situations et qui les portait contre son cÅaur avec ses bras de géant quand une balle pas perdue les faisait mordre leur sang au bout de leur course intrépide. Il portait ces petits jusqu’à l’ambulance et je m’occupais du reste… pansements compressifs… perfusions… calmants… Et tout en conduisant à cent à l’heure le véhicule jusqu’à l’hôpital, Jarer ne cessait de parler à l’enfant. Je ne comprenais pas tout ce qu’il disait mais ca servait à calmer le blessé, et je ne sais pas de mes drogues ou des mots de Jarer ce qui était le plus efficace, toujours est-il que les cris de souffrance s’arrêtaient peu à peu. Quand je percevais « twam douktour » dans le discours je pouvais même deviner, derrière le brouillard des larmes un sourire dans le regard malheureux qui me fixait, un sourire tordu par la douleur mais un sourire quand même.


Quand les soldats israéliens fermaient toutes les entrées du camp de Balata avec leurs jeeps et leurs bulldozers Jarer parvenait à rentrer de force. Il quittait son volant, marchait vers les soldats et les sommait de nous laisser passer. Je restais dans l’ambulance, à l’arrière, planquée derrière le siège conducteur que Jarer venait d’abandonner en me laissant seule avec ma peur. Oui j’avais peur, je n’ai pas honte de le dire. Je ne suis pas un soldat. Un fusil me pétrifie, la guerre me donne des cauchemars. Tout ce que je sais faire c’est soigner. J’avais déjà bravé bien des dangers mais aucune de ces expériences ne pouvait me donner la force de surmonter l’intimidation d’un fusil braqué sur moi. J’admirais Jarer qui, lui, avancait sans hésitation, haranguait les armes au bout desquelles des soldats se crispaient, calfeutrés derrière les ouvertures grillagées de leurs jeeps. J’entendais des ordres aboyés je voyais les armes me viser, je voyais Jarer insister, recroquevillée je tremblais. Et Jarer revenait.


– Alors i


– Alors quoi i! On y va c’est tout ! On verra…


Et Jarer empoignait fermement le volant du camion dont il était si fier (« le dernier modèle ! »).


Avant l’Intifada Jarer était conducteur de poids-lourds un 12000 tonnes (ou quelque chose comme ca…je n’y connais rien en tonnes de camion…). Depuis quatre ans ne pouvant plus exercer son métier, il était ambulancier. Le camion pesait moins lourd mais ce qu’il transportait n’avait pas de prix. C’était de l’or en brancard, du précieux, de l’infiniment vivant comme le souffle d’un enfant. Jarer, avec ses airs de déconner tout le temps avec ses blagues de clown triste qui faisait mourir de rire, avec sa stature de géant qui réconfortait toutes les mamans avait humblement conscience d’être un soutien indispensable à la résistance de son peuple. Je me suis longtemps demandé ce qui lui permettait de tenir ainsi, toujours dans la bonne humeur, avec une énergie à faire pâlir d’envie le plus entraîné des marines. J’ai compris le jour où il m’a invitée chez lui, dans sa maison. J’ai vu sa femme et ses trois filles. Ses fées. Et j’ai compris.


Par la suite, il est arrivé que j’aille chez eux à l’improviste (« tu viens quand tu veux, tu es ici chez toi ») et sa femme était en chemise de nuit.


– Excuse-moi, je ne suis pas habillée, j’espère que ca ne te gêne pas…


– Mais non ! C’est moi qui arrive comme ca, sans prévenir. D’ailleurs je vais faire comme toi, me débarrasser de tout ca (ma tenue de « douktour » puante de transpiration).


– Va dans la salle de bain. Fais comme chez toi.


Fraîche et déshabillée, je passai ensuite des minutes délicieuses avec elle et ses trois merveilles du monde. Le mur du salon (3 mètres sur 6) était entièrement recouvert d’une photo de plage paradisiaque comme il n’en existe que dans l’imaginaire : sable blanc partiellement ombragé par des cocotiers penchés comme pour caresser délicatement le miroir lisse d’un lagon indigo. Au creux de coussins chamarrés sous ce paysage idyllique, dans une atmosphère qui tenait à la fois du mirage et de l’oasis je goûtais à la conversation savoureuse comme les pâtisseries sucrées et le thé qui fumait. Je leur parlais de ma vie en abrégeant les tournants et je les écoutais me parler de la leur. Les fillettes étaient bavardes et vives et leur mère tout en gentillesse onctueuse.


La beauté de sa femme, les rires de ses petites et tout l’amour qui rayonnait dans cette famille étaient sans doute pour quelque chose dans la force et le courage de Jarer. « Accroche-toi ! ». Le « dernier modèle » démarra dans un nuage de poussière, passa à droite d’une jeep là où il y avait un talus de terre et de pierres pencha dangereusement à droite puis à gauche, se rétabli à l’horizontal, toujours ébranlé par la configuration chaotique du terrain. Moi, à l’arrière, je m’étais accrochée mais j’étais quand même tombée et je me cognais partout.


– Aïe !! putain Jarer, kesstufou i!!!


– Je passe c’est tout. Faut qu’on passe ! Y a pas d’autre ambulance dans le camp et y a des blessés faut bien qu’on aille les soigner, on ne peut pas les laisser seuls non i t’es pas d’accord i!


– Euh… Aïe !… si, bien sûr… Mais là , je crois qu’on se fait tirer dessus… Ouille !


– Alors reste comme ca, la tête sous le brancard tu es très bien, et tiens bon !


– Aïe !


– Quoi encore i!


– Non rien…


Je ne sais pas si les soldats faisaient exprès de ne pas nous toucher, s’ils tiraient juste pour nous faire peur et nous forcer à revenir, ou bien si Jarer et son « dernier modèle » avaient le pouvoir magique de passer entre les balles. Nous étions passés… un peu cabossés mais entiers.


Hier (23 février 2006), Jarer est passé aussi, mais visiblement sans ses pouvoirs magiques. Les soldats cette fois visaient bien. Ils ont fait tomber mon frère géant. Une balle dans la jambe pour qu’il s’arrête vraiment, et une balle dans le bras pour qu’il ne porte plus les enfants.


Les soldats israéliens ont tué cinq jeunes ce même jour à Balata.


Des chiffres et des morts qui n’interpellent plus personne dans les rédactions de nos médias occidentaux.


Je recois chaque semaine les rapports de la Croix Rouge depuis que j’ai travaillé avec elle. La lecture est pénible… Du 7 au 13 janvier : 2 morts 3 blessés… du 14 au 20 janvier : 5 morts 13 blessés… du 4 au 17 février : 18 morts 37 blessés… Et chaque rapport se termine invariablement par le même chapitre :


“These practices constitute a breach of the Fourth Geneva Convention and the First Additional Protocol of the Geneva Conventions which are legally applied to the Occupied Palestinian Territory. In particular, they violate articles 20 of the Fourth Geneva Convention which guarantees the protection and respect of persons who engage in the search for, removal and transport of and caring for wounded and sick civilians and article 63 which stresses that ” Subject to temporary and exceptional measures imposed for urgent reasons of security by the Occupied Power, recognized National red cross and red crescent societies shall be able to pursue their activities in accordance with Red Cross principles as defined by the international Red Cross Conferences…”. In addition to articles 12 and 15 of the First Additional Protocol of the Geneva conventions which guarantees that “ Medical units shall be respected and protected at all times and shall not be the object of attack and shall have access to any place where their services are essential” and article 16 which stresses that, “Under no circumstances shall any person be punished for carrying out medical activities compatible with medical ethics regardless of the person benefiting there from.”, in addition to article 21, which stresses that,” Medical vehicles shall be respected and protected in the same way as mobile medical units under the Conventions and this Protocol.”


Pourtant personne ne fait respecter cette convention de Genève qu’Israël viole sans cesse impudemment. Où sont les faiseurs du 20 heures pour informer de cette escroquerie mondiale i A quand une condamnation de cet Etat délinquant et terroriste i


J’invite les journalistes à rendre compte de ce qui s’est passé cette semaine à Naplouse et les dirigeants de nos pays à prendre leurs responsabilités pour que soient punis tous les crimes contre l’Humanité partout où ils sont perpétrés et pas seulement là où ca ne les dérange pas.


On a vu les médias couvrir les élections palestiniennes mais pour le reste…


Les journalistes au seuil des bureaux de vote nous faisaient vivre à l’heure de Gaza comme si on y était. Cameramen voyeurs devant les isoloirs et micros fouineurs au fond des urnes pour connaître d’avance ce qu’allaient dire les bulletins qui, en s’accumulant frénétiquement, jouaient avec les nerfs des diplomaties mondiales. Pas question de tourner les yeux vers d’autres infos ni les oreilles vers d’autres chants d’oiseaux.


Il y avait quelque chose d’intimidant à sentir la respiration du monde suspendue au vote du peuple d’Oum Jabr.


La victoire du Hamas en a surpris plus d’un, et pas seulement surpris. Bush a failli en avalé de travers le fiel qui lui sert de salive pour faire glisser ses quelques mots de vocabulaire haineux et guerrier. Ehud Olmert, en bon disciple, enrageait dans la foulée. Les Européens toujours droits dans leurs bottes de droits-de-l’hommistes arrogants réprimandèrent par principe les Palestiniens.


Sacrés Palestiniens ! Jamais résignés à faire ce qu’on attend d’eux. Capituler, se soumettre, absoudre des dirigeants corrompus…. Peuvent vraiment pas faire comme tout le monde i Ben non ! On ne les refera pas.


Je sais que Jarer se relèvera un jour de ses blessures – il n’est pas géant pour rien… Mais d’ici là , les mômes de Balata vont se sentir bien seuls.


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