Article paru le 8 janvier 2008
Rock, rumba, chanson, reggaeâa¦
Au travers de votre répertoire aux influences très variées on a lâaaimpression que vous avez sans cesse besoin de puiser dans toutes les cultures pour vous sentir vivre i
Manu Chao. Mon univers a un côté patchwork qui ressemble un peu à ma vie. Je ne reste jamais bien longtemps dans un pays ou dans les mêmes ambiances musicales. En ce moment, avec mon groupe, Radio Bemba, on est un peu plus rock. Lâaaalbum Radiolina est habité par cette interrogation inscrite sur la pochette « Y ahora qué i », « Et maintenant quoi, que fait-on i ». Câaaest une question que je me pose tous les jours. Devant lâaaétat du monde, prévoir une action à long terme, ce nâaaest pas évident. Personnellement, je préfère vivre au jour le jour. Le système change dâaaune manière un peu affolée, et on se rend compte que si on continue comme ca, on va tout droit dans le mur. Tout est imbriqué, la politique, lâaaenvironnement. Si on remonte la filière, ce nâaaest quâaaune histoire dâaaargent. Lâaaécologie, câaaest un problème économique, la politique, la misère des gens tout est économique.
Au cours de vos nombreux voyages avez-vous rencontré un pays qui prenne des options politiques et économiques plus intéressantes que dâaaautres i
Manu Chao. Jâaaai la chance dâaaavoir voyagé pas mal. Je nâaaai jamais rencontré dâaaendroit où les gens mâaaont dit « tout va bien ». Mais il y a un pays qui mâaaa impressionné. Il mâaainterpelle vraiment parce quâaail est en train de sâaay passer quelque chose de hors norme, câaaest le Venezuela. Câaaest un vrai laboratoire. Là -bas les mômes des quartiers ont de lâaaespoir. Ils ont une énergie incroyable, ils sont pleins de projets. « Manu, on va faire ceci, cela ! » Je ressens ca très fort là -bas. Jâaaai eu la chance de connaître les quartiers de Caracas il y a quinze ans avec la Mano Negra, où on avait donné des concerts. Avant, il nâaay avait quâaaune chose qui comptait : les trafics être armé, posséder une paire de baskets Nike. Aujourdâaahui, il y a toujours ce côté-là parce que cela ne sâaaéradique pas en deux jours mais il y a un autre truc. Lâaaeffervescence dâaaun pays qui est en mouvement. Il y a, positivement, une certaine permissivité des autorités qui est passionnante. Il y a une confiance dans la jeunesse. Je ne suis pas chaviste, mais on a lâaaimpression que, politiquement, câaaest une révolution sans bouquin. Il nâaay a rien dâaaécrit, pas de doctrine. Ils inventent au jour le jour. Câaaest la démerde, mais on invente. En France, lâaaimage quâaaon a du personnage Hugo Chavez cache ce qui se passe vraiment au Venezuela. Ca bouillonne.
Quand on est là -bas on nâaaa pas envie de partir parce quâaaon sent quâaail se passe quelque chose. Partir, câaaest se dégonfler. Câaaest ici quâaail faut être parce que tout paraît possible. Cette bouffée dâaaoptimisme de la jeunesse, cela fait du bien, même si les inégalités sociales nâaaont pas disparu. Mais les quartiers les plus démunis ont une confiance absolue dans ce qui est en train de se passer. Ils ont senti la différence, sinon je pense que Chavez serait déjà mort politiquement. Câaaest tout le contraire de la Colombie. Les mômes de Bogota me le disent tous : « Manu, ici, on essaie de faire des choses mais câaaest dur. On nâaay arrive pas. Dès quâaaon relève la tête, on prend un coup sur la gueule. »
Lors dâaaune tournée précédente, vous aviez également joué à Cubaâa¦
Manu Chao. On a fait le Malecon. Je me souviens de lâaaopération Milagro et des avions qui partent tous les jours avec des docteurs cubains de La Havane à Caracas. Ils vont dans les quartiers où ils sâaainstallent parfois pour trois ans. Câaaest magnifique de voir ca. Si je croyais en la réincarnation et si je devais vivre dans une autre vie en Amérique latine, sans argent, je préférerais naître à Cuba que dans nâaaimporte quel autre pays. Bien sûr, il y a plein de choses à améliorer, le paradis sur terre nâaaexiste pas. Mais à Cuba il y a quelque chose que je nâaaai pas vu et qui sévit dans tous les autres pays dâaaAmérique latine, câaaest la misère sordide. Autant sur Cuba que sur le Venezuela, aujourdâaahui, lâaainfo qui arrive ici, ce nâaaest pas du journalisme. Câaaest de lâaaintox. Mon père est journaliste, il a une éthique. Chavez, il dérange, et ce nâaaest pas comme à Cuba, car il a de lâaaargent qui vient du pétrole. On parle du droit dâaaexpression à Cuba, OK, ce nâaaest pas très clean. Mais parlons du droit dâaaexpression dans une démocratie comme la Colombie. Un mec qui devient syndicaliste dans un village, quelle est son espérance de vie i Trois quatre ans et il se prend une balle dans la nuque. Combien ont-ils tué de syndicalistes en Colombie en dix ans i Câaaest incomparable avec Cuba. Alors que lâaaon arrête de dire que là -bas personne nâaaa le droit de sâaaexprimer mais que dans les autres pays démocratiques dâaaAmérique latine câaaest possible. Ce nâaaest pas juste de dire ca. Ãa Cuba, on ne tue pas les enfants avec une balle dans la nuque. Et je ne suis ni castriste ni chaviste. Je suis Manu. Je conseille à tous ceux qui vont en Amérique latine dâaaaller dâaaabord visiter les autres pays avant dâaaaller à Cuba, pour pouvoir vraiment comparer.
Il y a un projet qui vous tient à coeur en ce moment, câaaest la Colifata à Buenos Aires âa¦
Manu Chao. La Colifata est une petite radio à lâaainitiative des internes et des patients qui émet depuis un asile psychiatrique depuis une dizaine dâaaannées. Je lâaaai connue par des CD qui mâaaarrivaient. Jâaaai flashé parce que ce quâaails disent dans les émissions est gai, poétique, dâaaune lucidité extraordinaire. Il nâaay a pas de sujets tabous. On y parle de la politique, de lâaaamour, de la mort, de la guerre en Irak, de Dieu. Il y a une vraie force dans le discours de cette radio. Pour moi, ils sont devenus des maîtres à penser. Jâaaestime que câaaest de la vraie militance. Avec la Colifata, il y a quelques années on a fait des petits « street CD » alternatifs quâaaon vendait au coin de la rue à Barcelone ou à Buenos Aires. Je les ai connus à travers ca, après je les ai revus au Forum de Porto Alegre, on a joué à la radio en Argentine, on a fait des concerts. Et là , on en train de finir un CD quâaaon voudrait sortir plus officiellement sur un petit label qui va distribuer, le tout dans un souci de financement de la radio.
Vous avez fait une longue tournée au printemps dernier aux Ãatats-Unis. Comment lâaaAmérique dâaaaujourdâaahui vous apparaît-elle i
Manu Chao. On dirait que les Américains vivent dans un monde à part. On a lâaaimpression que tout va bien. Câaaest une sensation curieuse. Depuis quatre, cinq ans et même avec la Mano, on nâaaa jamais été très gentils avec les Ãatats-Unis. Pour moi, avec la guerre, câaaétait le bon moment dâaaaller dans ce pays. Dans nos concerts on faisait comprendre quâaaon ne peut pas combattre la violence par la violence. La solution, ce nâaaest pas lâaaarmée, câaaest lâaaéducation, le travail, câaaest ouvrir les portes. On a fait des concerts de 10 000 personnes à chaque fois avec 80 % dâaahispanos. La communauté nous a vraiment aidés.
Il va bientôt y avoir une élection présidentielle. Avez-vous ressenti un sentiment anti-Bush lors de vos concerts i
Manu Chao.De la part des gens qui sont venus nous voir, câaaest évident. On parlait de la situation tous les soirs jamais on nâaaa pris une canette. Câaaétait plus intéressant sur les festivals où nous nâaaétions pas très connus. Je pense au concert que nous avons fait en ouverture de Rage Against the Machine, où le public était beaucoup plus anglo-saxon. Je disais aux journalistes : « Jâaaai donné mon avis sur Bush, partout jâaaai fait lâaaunanimité. Je leur disais jâaaai deux passeports un francais un espagnol, je ne peux pas me vanter dâaaavoir des présidents formidables mais je donne ma main à couper de lâaaesprit civique des Francais et des Espagnols que si on avait un président comme le vôtre, il y aurait au moins 50 000 personnes tous les samedis devant lâaaÃalysée ou devant le Palais de la Moncloa (siège de la présidence du gouvernement espagnol - NDLR).
Vous êtes tous dâaaaccord avec moi, et devant la Maison-Blanche, ils sont quatre, cinq ! » Jâaaai lâaaimpression quâaails ne se rendent pas compte du mal quâaails font ni de leur mauvaise presse à lâaaextérieur. Il nâaay a pas une télévision qui ne soit pas américaine. Il nâaay a pas dâaaouverture sur le monde. Quand on arrive dans un hôtel, on ne peut pas ouvrir une seule fenêtre. Les Ãatats-Unis câaaest un peu ca, un pays fermé sur lui-même.
Vous êtes souvent de passage en France. Quel regard portez-vous sur le gouvernement actuel i
Manu Chao. Je ne peux donner quâaaun regard dâaaétranger. Il y a un côté berlusconien. Quand Berlusconi est arrivé au pouvoir en Italie, je trouvais cela dangereux parce que ca allait créer un précédent en Europe. Un peu de politique bananière comme avec quelquâaaun qui gère les médias et gagne les élections. Cela crée des antécédents. Vu dâaaEspagne, on a lâaaimpression que Sarkozy court dans tous les sens. Un peu la folie du bocal. Lâaaagitation. Câaaest du show, de la politique spectacle. Câaaest dangereux pour la démocratie en général. Si tu sais faire un show, tu deviens président. On est en train dâaaélire des showmen.
Cela ne donne que plus dâaaacuité à la question : « Y ahora qué i », que fait-on maintenant i
Manu Chao. Oui, parce que tout change tellement vite. Même les méthodes de résistance à tout ca ne sont pas forcément les mêmes aujourdâaahui quâaail y a dix ans vingt ans. Le repli sur soi, je lâaaai constaté dans toute lâaaEurope. Câaaest diviser pour mieux régner.
Je crois que Sarko lâaaa bien compris. Beaucoup dâaaautres aussi. On divise la société, même plus par classe sociale, mais par âges. Les vieux et les jeunes. On a installé une barrière entre les deux. Un vieux ne voit plus les jeunes quâaaau travers de la télé. Pour un vieux, un jeune ca crame des bagnoles. Lâaaimage nâaaest pas positive. Majoritairement, lâaaEurope est vieille. Et si tu as les vieux avec toi, tu as la majorité. Le problème, câaaest quâaaun pays qui ne compte que sur les vieux est un pays ui nâaaa pas de futur. Il y a encore des endroits qui résistent, où il y a un peu plus de confraternité, dans le nord de lâaaEspagne, ce côté sain où lâaaon peut voir dans les fêtes de village un vieux paysan boire un coup de rouge avec un punk. Ils se connaissent.
Il nâaay a pas encore la peur du jeune même si ce phénomène est en train dâaaarriver là -bas. LâaaEurope vieillit. Cela pose problème, ne serait-ce que pour les retraites. La solution, câaaest dâaaouvrir les frontières que les gens viennent bosser avec les papiers - pas les clandestins parce que câaaest lâaaesclavage - et cotisent. Si on veut payer les retraites il faut bien quâaail y ait des jeunes qui bossent. Et la jeunesse, elle est dans le tiers-monde.
Parlez-nous de Me llaman Calle, une chanson qui vous touche particulièrementâa¦
Manu Chao. Cette chanson parle de la prostitution. Je lâaaai écrite pour les prostituées un monde que je ne connaissais pas. Mon bonheur est que Me llaman Calle ait été adoptée par les filles. On les voit dâaaailleurs participer dans le clip. Au départ, jâaaai écrit cette musique pour un ami cinéaste, Fernando Léon, qui a fait récemment un film sur la prostitution. On a gagné un goya de la meilleure chanson et ce sont les filles qui sont allées chercher le prix, qui sâaaest baladé dans tous les bordels de Madrid et de Barcelone. Quelle force elles ont, ces filles ! Je suis vraiment heureux de cette rencontre. Câaaest une histoire dâaaamitié. Je me suis fait des frangines et des amitiés superfortes.
Pourquoi laissez-vous entendre que Radiolina pourrait être votre dernier album i
Manu Chao. Câaaest une phrase que jâaaai prononcée dans un journal, et qui a été très mal interprétée. Beaucoup de gens ont pensé que câaaétait mon dernier CD, que jâaaarrêtais la musique. Ce nâaaest pas mon intention. Ce que jâaaavais dit est que Proxima Estacion, mon précédent album, câaaétait il y a six ans que si je mettais six ans encore à sortir ma prochaine musique, je pense vraiment quâaail nâaay aura plus de support disque. Il aura sûrement du plomb dans lâaaaile. Ce ne sera plus le moyen populaire et massif dâaaécouter de la musique.
Considérez-vous que si le marché du disque sâaaécroule, câaaest en grande partie à cause du téléchargement illégal sur Internet i
Manu Chao. Dire cela est une hypocrisie immense de la part des maisons de disques. Il y a une évolution technologique comme il y en a eu dix mille autres avant. Quand le business de la musique laisse entendre que le problème vient de la piraterie, il y a quelque chose que je ne comprends pas. Jâaaai quarante-six ans et, autant que je me souvienne, on nâaaa pas attendu Internet pour pirater les vinyles. 90 % de ma discographie dâaaadolescent ont été obtenus par la cassette. Pour un vinyle acheté par un copain, on faisait 90 copies. La seule chose qui a changé, câaaest que maintenant on télécharge en cinq minutes alors quâaaà lâaaépoque, il fallait le temps dâaaécouter le disque. On piratait tous à lâaaépoque grâce aux cassettes !
Cela met en évidence le coût souvent trop élevé dâaaun albumâa¦
Manu Chao. Depuis toujours le CD est trop cher. Qui est en train de faire des bénéfices énormes aujourdâaahui à vendre des machines à la jeunesse pour pirater les artistes i IPod, MP3, Sonyâa¦ Il suffit de faire un tour sur le périphérique pour voir le nombre de publicités vantant la dernière machine pour télécharger un morceau en quelques minutes. Ils en vendent par millions ! Qui incite la jeunesse mondiale à pirater si ce nâaaest la grande industrie i Alors quand on entend quâaails sont en crise, câaaest juste un dinosaure qui en mange un autre. Câaaest sûr que, pour eux, câaaest plus facile de vendre une machine que de la musique créée par des artistes. Les musiciens câaaest chiant, ca a des managers ca se défend, ca veut des trucs. Une machine, ca ferme sa gueule ! Il nâaay a pas de problème de royalties.
Au bout du compte, nâaaest-ce pas lâaaartiste qui risque de souffrir de cette situation i
Manu Chao. La seule bouée de sauvetage pour le musicien, câaaest le live. Câaaest impiratable, un concert : câaaest lâaaémotion du direct. Ce qui est magnifique dans Internet, câaaest que ca a ouvert des milliards de chemins de traverse quâaaon ne pourra plus jamais refermer. Câaaest superpositif parce quâaaInternet, câaaest quand même la plus belle encyclopédie de lâaahistoire de lâaahumanité. Mais le gros tuyau, le débit, câaaest toujours le même qui contrôle. Câaaest rageant de voir que 80 % des téléchargements Internet payants câaaest iTunes (Apple) qui les fait. Câaaest dramatique dans le sens où cela reproduit les mêmes choses. Il nâaay a pas dix mille boîtes qui se répartissent le gâteau. Câaaest un peu triste.
Que pensez-vous de lâaaidée de suspendre les abonnements des internautes qui téléchargeraient illégalement, comme le préconise un récent rapport i
Manu Chao. Pour lutter contre le piratage, il faudrait interdire à la grande industrie de vendre des machines qui piratent 5 000 morceaux à la seconde. Il faut commencer par le début. Tout le discours est centré sur le consommateur. Le côté satanisation du mec qui pirate dans sa piaule, il faut arrêter la connerie. Ce nâaaest quand même pas lui le plus dangereux. Si Internet, câaaest lâaaavenir, il faudrait quâaails arrêtent de ne pas situer le problème où il est. Ils paient combien de droits dâaaauteur, les mecs qui vendent des machines i Où est la part du musicien sur la vente dâaaun iPod i
Cela fait longtemps que vous ne vous êtes pas produit en France. Quand comptez-vous revenir i
Manu Chao. Le seul concert quâaaon ait fait, câaaétait en juillet à Vic-Fezensac. Après il y a eu La Boule Noire, à Paris au moment de la sortie de lâaaalbum. Je compte venir jouer, mais la maison est grande maintenant et je ne peux pas être partout à la fois. On ne veut pas faire de stakhanovisme. Dans le groupe, on a une politique qui est de ne jamais tourner plus dâaaun mois et demi. Parce quâaaon ne veut pas de routine. On fait des tournées courtes denses où on a lâaaénergie à 100 % pour les concerts les rencontres les actions à mener ici où là . Le seul pays au monde où je ne suis pas près de tourner aujourdâaahui, câaaest la France, parce que jâaaai juste besoin de cinq jours de répétition. Jâaaai envie de chanter en francais et toutes les chansons de lâaaalbum Sibérie mâaaétait contée sont belles. On les joue dans les bars. Mais jâaaai besoin de quelques jours pour les adapter à lâaaélectrique. Jâaaai envie de faire le concert Radiolina parce quâaail est beau, mais je voudrais aussi chanter Te souviens-tu, Te tromper, la Petite Blonde du boulevard Brune, Madame Banquise, les Rues de lâaahiverâa¦ Je les kiffe toutes ces chansons. Il y a la question de la forme du spectacle. Est-ce que ce sera des gros concerts des petits clubs i Il va falloir réfléchir à tout cela. Mais il ne faut pas douter de notre grande envie de revenir en France.
Entretien réalisé par Victor Hache