samedi 23 novembre 2024

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Interview de Gérard Jodar dans "Libération".

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En Nouvelle-Calédonie, «nous sommes toujours dans une colonie»


INTERVIEW


Condamné fin juin à un an de prison ferme, le syndicaliste Gérard Jodar a vu sa demande d'aménagement de peine rejetée. Il évoque pour «Libération» sa détention et la situation du peuple kanak.


Recueilli par MATHIEU ECOIFFIER


Dâaaabord, comment allez-vous i


Je vais très bien car je suis soutenu par beaucoup de militants par un collectif et par ma famille. Je suis au Camp Est, seule prison du pays et cette expérience est très enrichissante. Les constats que je fais sont terribles. Dâaaabord, 97 % des détenus sont des jeunes Kanaks. La prison, prévue pour 190 détenus en compte 417. Nous sommes cinq ou six dans les cellules crasseuses de 11 m2. Nous avons droit à une demi-heure de promenade le matin et lâaaaprès-midi dans une petite cour. Il nâaay a aucune structure de formation en interne pour permettre la réinsertion de tous ces jeunes détenus. Nous nâaaavons droit quâaaà deux visites dâaaune demi-heure par semaine. La nourriture est loin de correspondre aux besoins et aux normes. Quand je pense que la France est le pays des droits de lâaahommeâa¦ Bravo ! Il faut quâaaune mission parlementaire vienne faire un constat et atteste de ce que je dis. Du côté du personnel pénitentiaire, les choses ne sont pas mieux : sous-effectifs mauvaises conditions de travail, les gardiens sont découragés. Nous sommes toujours dans une colonie et pas très loin de lâaaépoque du bagne.


Que vous reproche-t-on i


Nous sommes victimes de lâaaacharnement de lâaaEtat au travers de lâaaaction des forces de lâaaordre et du parquet de Nouméa. Cela fait deux fois depuis début 2008 que nous sommes chargés par plusieurs centaines de policiers et gardes mobiles alors que nos mobilisations dans le cadre de grèves générales licites étaient pacifiques. Dans le dernier conflit, celui dâaaAircal (une compagnie aérienne locale, ndlr), lors de lâaaassaut violent des forces de lâaaordre, nous avons été contraints de nous réfugier à vingt-huit dans deux avions dont les portes étaient ouvertes pour nous protéger et attendre la fin des affrontements. Nous sommes tous passés devant le tribunal, et pour des faits strictement identiques les condamnations vont de lâaaamende à douze mois ferme pour le responsable de notre fédération BTP et moi-même, en passant par la prison avec sursis. Ces décisions sont totalement discriminatoires voire surréalistes. Il nâaay a eu aucune instruction malgré la requête de nos avocats et ce fut un procès exclusivement à charge.


En vous maintenant en détention, ne fait-on pas de vous un symbole de la résistance aux autorités et au patronat calédoniens i


Etre un symbole ne fait pas partie de mes ambitions. Je veux être et rester avant tout un militant qui se bat pour plus de justice sociale, pour une juste et effective répartition des richesses pour le rééquilibrage en faveur du peuple kanak, pour la construction dâaaun pays multiculturel dans le cadre dâaaune communauté de destin. Malheureusement, ici, il vaut mieux tenir un discours politicien que faire preuve de sincérité et dâaahonnêteté intellectuelle. Le patronat, en grande partie, nâaaaime pas lâaaUSTKE car notre syndicat nâaahésite pas à se mobiliser et dénonce la répartition aberrante des richesses. Un quart de la population est en dessous du seuil de pauvreté et une autre partie de cette population vit dans lâaaopulence et le luxe.


Pour le haut-commissaire de la République, Yves Dassonville, «Aircal est un prétexte. Ce qui est fondamentalement recherché par lâaaUSTKE, câaaest de créer de la tension». Que pensez-vous de cette affirmation i


Dans notre pays il faut que certains arrêtent de fantasmer. Depuis la prison, jâaaai entendu tout et nâaaimporte quoi sur ce conflit. Si, comme nous lâaaavions souhaité, les négociations avaient débuté dès le départ de la grève, et non plusieurs mois après le conflit aurait été réglé de suite, et rien de ce qui sâaaest produit nâaaaurait eu lieu. Mais comme je vous lâaaai dit, il ne faut jamais occulter le fait que nous sommes un syndicat indépendantiste et que lâaaEtat, le patronat et la droite locale ne rêvent que dâaaune chose, voir lâaaUSTKE disparaître. Là encore, il faut quâaails arrêtent tous de fantasmer.


José Bové accuse Yves Dassonville «de jeter de lâaahuile sur le feu». Partagez-vous cette analyse i Pensez-vous quâaail doive rester en fonction i


En trente ans je nâaaai jamais vu un haut-commissaire donner des instructions aussi brutales et tenir un discours aussi radical sous prétexte de maintenir lâaaordre public. Nous ne sommes pas dans un pays de voyous comme il se plaît à nous traiter. Il nâaaa pas su tenir compte de la culture du pays et câaaest grave. Il est effectivement préférable quâaail soit muté ailleurs et que quelquâaaun de plus diplomate prenne sa place.


Alors que le conflit sâaaenvenime, on constate une mobilisation des jeunes aux côtés de lâaaUSTKE. Comment expliquez-vous ce front commun i


Je voudrais avant tout dénoncer les propos du haut-commissaire qui a déclaré que lâaaUSTKE enrôlait et armait la jeunesse afin de lâaautiliser contre lâaaEtat et déstabiliser le pays. Encore une déclaration qui illustre bien sa méconnaissance de la réalité. Je voudrais aussi dire que je condamne le saccage et le pillage des commerces ou dâaainstallations publiques. Jâaaai la chance de fréquenter beaucoup de jeunes : ils ne croient plus à la politique dâaaaujourdâaahui, nâaaont plus confiance dans les institutions et nâaaont aucun débouché professionnel. Lorsquâaaon nâaaa plus dâaaespoir dans lâaaavenir, voire plus dâaaavenir, eh bien on réagit par réflexe ! On voit des syndicalistes se faire taper dessus par les forces de lâaaordre, on entend des discours radicaux tenus à leur encontre, quâaaest-ce que se disent alors les jeunes i Battons-nous à leurs côtés peut-être que cela créera une prise de conscience qui pourrait apporter un changement des comportements en notre faveur. La jeunesse est lâaaavenir du pays ne pas la prendre en compte, câaaest ruiner tous les espoirs de vivre un jour dans un pays où chacun aura sa place.


Quâaaattendez-vous aujourdâaahui du gouvernement et de Marie-Luce Penchard, la secrétaire dâaaEtat à lâaaOutre-Mer i


Le gouvernement francais se doit de respecter intégralement les dispositions de lâaaaccord de Nouméa de 1998. Ces accords doivent conduire à une vraie décolonisation, et il est donc fondamental que la sincérité prévale dans cette démarche. Si le peuple kanak et les citoyens du pays se sentent trahis leurs réactions seront fortes. Marie-Luce Penchard est venue pour la première fois chez nous et elle nâaaa pas pris la mesure des choses. Elle est restée dans le superficiel aux côtés de ses collègues de la droite locale. Câaaest dommage.


Le Medef local accuse votre organisation de prendre en otage lâaaéconomie calédonienneâa¦


Le Medef local, qui vient dâaaailleurs de se diviser, nâaaa quâaaune démarche, celle dâaaaccentuer les profits pour une minorité sous lâaahabillage du développement économique. De nombreux patrons gagnent beaucoup dâaaargent chez nous mais placent cet argent ailleurs. Le Medef local est fondamentalement anti-indépendantiste et nâaaarrête pas de nous dire quâaaici, câaaest la France. Alors pourquoi le salaire minimum est-il plus bas chez nous pourquoi les avantages sociaux sont-ils inférieurs i Lorsquâaaon pose la question à certains patrons ils nous répondent : "Estimez-vous heureux quâaaon vous donne du travail !"


Quels sont les liens entre lâaaUSTKE, la CGT et le NPA dâaaOlivier Besancenot i


Des liens forts fraternels qui doivent renforcer notre détermination à faire changer les choses. Lors de la dernière campagne électorale, nous avons choisi pour slogan "Un autre monde est en marche" parce que nous avons la chance dâaaêtre des hommes de terrain et que les constats que nous faisons jour après jour sont écÅaurants. Lâaaargent se concentre sur une minorité alors quâaaune majorité vit de plus en plus mal. La plupart des discours politiques sont trompeurs et dans un petit pays comme le nôtre, ils sont téléguidés par le patronat.


Quâaaest-ce qui a changé depuis les accords de Matignon de 1988 i


LâaaUSTKE a été la seule organisation syndicale à avoir signé les accords Matignon-Oudinot par la plume de son président fondateur, Louis Kotra Uregei. Ces accords ont été dans un premier temps un "cessez-le-feu" qui mettait un terme aux événements de 1984-1988. Ces accords suivis par ceux de Nouméa, doivent, pour nous conduire à la reconquête de la souveraineté. Cette souveraineté devrait nous permettre de gérer notre pays en toute responsabilité. Choisir notre système de développement social, économique, de santé, dâaaenseignement. Décider de nos relations internationales. Les accords doivent donc sâaainscrire dans cette démarche afin que nous construisions ensemble ce pays multiculturel pour lequel nous nous battons. Mais avec un préalable très important, celui de restituer au peuple kanak sa place légitime de peuple autochtone, seul peuple colonisé, au centre du nouveau pays. Malheureusement, beaucoup trop de gens encore font croire que lâaaindépendance, câaaest la pauvreté, lâaaanarchie, lâaaexclusion de ceux qui ne veulent quâaaune chose, que surtout rien ne change, car ils vivent richement et égoïstement. Il faut aussi dire que les donneurs de lecon nâaaarrêtent pas de parler de démocratie et de liberté dans un pays où il nâaay a quâaaune chaîne de télévision, appartenant à lâaaEtat, un seul quotidien et cinq stations de radio. Dans ces conditions comment pouvez-vous imaginer quâaail y ait une réelle liberté de parole i Alors bien évidemment, les responsables politiques de droite en profitent pour diffuser un discours systématiquement basé sur "heureusement que nous sommes francais sinon !!!" Jâaaai déjà demandé des débats publics portant sur notre approche de lâaaindépendance avec des élus de droite sur le plateau télé de RFO ou sur les ondes radio. Pour lâaainstant, on nous rétorque que personne ne veut sâaaabaisser à dialoguer avec nous sur ce thème. Je voudrais aussi dire que nous sommes indépendantistes mais pas antifrancais et cet amalgame, encore trop utilisé, est indigne.


Les récents troubles sont-ils dus à la grosse vague dâaaimmigration métropolitaine que la Nouvelle-Calédonie connaît depuis dix ans i


Effectivement, depuis que la paix civile est revenue dans le pays nous assistons à une vague de plus en plus importante dâaaimmigration en provenance de France. Le peuple kanak et ceux qui ont été reconnus comme victimes de lâaahistoire vont devenir minoritaires si rien nâaaest fait. Nous avons demandé quâaaun texte soit voté pour protéger lâaaemploi en faveur de cette population. Un texte a bien été préparé, mais il ne répond pas assez fortement à nos aspirations. Quand on connaît la crise économique que traverse la France et la facilité avec laquelle ceux qui débarquent arrivent à trouver du travail au détriment de ceux qui sont citoyens du pays on ne peut quâaaêtre choqué. Vous savez, dans les tribus ou les quartiers populaires et les squats de Nouméa, la capitale est appelée "Ville Blanche" parce quâaail nâaay a plus que des Européens. Il faut stopper cette immigration qui nâaaa comme but que la mer, le soleil et le fric.


Comment voyez-vous la situation dans le pays i


Si toutes les compétences régaliennes sont bien transférées avant le référendum de 2014, si les discours de la peur cessent, si la volonté de construire un pays prospère dans le cadre dâaaune réelle communauté de destin par le rééquilibrage est effectivement mise en Åauvre, tous les espoirs sont permis. Dans le cas contraire, faute dâaaémancipation par la réparation des dommages dus à la colonisation, lâaaespoir sera alors vain.


Source: http://www.liberation.fr/politiques/0101585626-en-nouvelle-caledonie-nous-sommes-toujours-dans-une-colonie


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