La course contre la montre des Kanaks
LE MONDE | 25.08.05 | 13h48 âa¢ Mis à jour le 25.08.05 | 17h18
NOUMÃaA de notre correspondante
Quelque 3 000 ans après son premier peuplement, la Nouvelle-Calédonie abrite
encore 28 langues locales qui appartiennent à la famille austronésienne.
"Elles ont toutes une même langue mère qui était parlée il y a environ 6 000 ans
par des tribus de Taïwan", explique Jacques Vernaudon, maître de conférences
en linguistique océanienne à l'université de Nouvelle-Calédonie. Mais seules
cinq langues ont plus de 5 000 locuteurs avec, en tête, le drehu, langue de
Lifou parlée par environ 17 000 personnes et le nengone de Maré. Au bas de
l'échelle, le sishëë, avec quatre locuteurs rescapés. Le waamwang, parlé dans
deux villages du Nord, n'a pas survécu.
Au Centre culturel Tjibaou, la course contre la montre est lancée. "Grâce Ã
des conventions avec les conseils d'aires coutumiers on collecte auprès des
tribus les savoirs traditionnels. Il faut sauvegarder notre patrimoine oral,
en train de disparaître et rendu inopérant par la vie contemporaine",
explique Emmanuel Tjibaou, responsable du département patrimoine et recherche.
Fils du leader indépendantiste Jean-Marie Tjibaou, assassiné en 1989,
Emmanuel Tjibaou juge ce travail "indispensable face à une transmission qui ne se
fait plus dans une société sans tradition d'écriture". Trois contes bilingues
ont été publiés pour ouvrir les enfants kanaks au livre, encore trop souvent
considéré "comme l'objet des Blancs". En province Nord, les noms en langue
kanake des lieux sont recensés et rétablis.
Ces initiatives découlent de l'accord de Nouméa de 1998, qui déclare que
"les langues kanakes sont, avec le francais des langues d'enseignement et de
culture". Une académie des langues kanakes est prévue par le texte, qui prône
aussi leur usage dans les médias.
IDIOMES INDIGÃaNES
En 1969, trois jeunes militants kanaks ont été emprisonnés pour avoir
distribué des tracts dans leur langue. A la rentrée scolaire de 1985, les
indépendantistes du FLNKS avaient appelé au "boycott des écoles coloniales" au profit
des "écoles populaires kanakes" où l'enseignement était dispensé en langue
maternelle. Parler la langue est alors un acte militant qui puise sa
détermination dans les premières heures de la colonisation (1853), où les "idiomes
indigènes" sont interdits à l'école et dans toute publication. Solidement
implantés dans les tribus les missionnaires s'appuyant sur ces langues pour
évangéliser et enseignant dans les écoles indigènes ont joué un rôle déterminant
dans leur survivance.
En 1999, avec l'appui de l'Institut national des langues et civilisations
orientales (Langues O'), un DEUG langues et cultures régionales pour les
quatre langues déjà présentes au baccalauréat, a été créé à l'université. La
licence a vu le jour en 2001, et ses premiers diplômés ont participé à une
expérimentation pour former des enseignants spécialisés dans certaines langues
kanakes. Dix écoles et 210 élèves ont été concernés par ce projet, dont les
résultats sont qualifiés en 2005, de "très encourageants". "L'enjeu se situe tant
au niveau de la lutte contre l'échec scolaire, largement plus important chez
les Kanaks que dans les autres communautés que de la sauvegarde du
patrimoine linguistique et culturel", affirme Chantal Mandaoué, directrice de
l'institut de formation des maîtres (IFM), qui a piloté l'opération.
L'expérience ne sera pourtant pas reconduite, du fait de l'absence de statut
pour ces enseignants. Déplorant l'immobilisme des autorités locales les
étudiants de la filière ont formé un collectif pour réclamer la création d'un
statut de professeur des écoles spécialisé en langues régionales. "Il faut
qu'on arrête de bricoler pour enseigner les langues", assène Jacques Vernaudon.
L'humeur demeure malgré tout optimiste : "La question est aujourd'hui
dépolitisée. Avant, enseigner les langues kanakes revenait à fabriquer des
indépendantistes. On en est sorti", se félicite Chantal Mandaoué.
Claudine Wéry
Article paru dans l'édition du 26.08.05