Ils sont entrés en politique,
par Francoise Blum
LE MONDE | 10.11.05 |
Il fut un temps qui n'est pas si lointain, où l'identification à l'opprimé
était le mode d'être d'une génération, un temps où nous étions tous des
juifs allemands. Je persiste à croire, à tort me diront certains que cette
identification-là donnait comme un supplément d'âme.
Avec les jeunes des banlieues rien de tel apparemment. Au mieux, on comprend
leurs frustrations au pire on en a peur. Au mieux, on leur reconnaît le
droit à manifester leur colère, mais on trouve qu'ils expriment ce droit de
facon irresponsable. Au pire, on voit derrière leur révolte l'ombre des
imams.
Pourquoi ne pas reconnaître tout simplement qu'en ce moment, et de la seule
facon sans doute qui puisse porter, la facon médiatique, ces jeunes pour
la première fois occupent un espace qui leur était inconnu, inaccessible,
étranger ou interdit, l'espace du politique. Ils sont entrés en politique,
ceux-là mêmes dont on dit qu'ils ne votent pas qu'ils se désintéressent de
la chose publique.
Sous le poids de l'insulte, d'autant plus grave peut-être qu'on leur
renvoyait à la figure leurs propres mots ces mots dont on prétend les
guérir pour mieux les intégrer, ils ont découvert leur force. Ils ont
découvert un pouvoir qu'ils n'avaient jamais eu l'occasion de manifester.
Ils sont en train de faire vaciller un ministre que d'aucuns voyaient déjÃ
président de la République. Ils sont en train de montrer qu'ils existent et
que peut-être après tout cette République qui se veut égalitaire et
universelle, ils peuvent eux aussi contribuer à la transformer. En un mot,
ils sont devenus en quelques heures et quelques soirées d'incendies des
acteurs des acteurs de cet espace public qu'on leur recommandait
d'intégrer tout en leur en déniant l'accès.
La rue, lieu d'errance et de désoeuvrement, est devenue pour eux un lieu de
manifestation. Et qu'on ne s'étonne pas qu'ils ne défilent pas de la
République à la Bastille, infidèles en cela à une tradition et une mémoire
qui n'est pas la leur. Paris n'est pas leur territoire et si les étudiants
de mai 1968 incendiaient les voitures du boulevard Saint-Germain, en un
temps rappelons-le où les voitures étaient plus rares et plus chères
c'étaient aussi celles de leurs parents.
Autres temps autres moeurs : Ceux qui récusaient la société de consommation
en ces jours heureux des "trente glorieuses" ont malgré tout à voir avec
ceux qui rêvent de l'intégrer. Ils demandent du respect. Les uns subissaient
le poids d'une société répressive et dénoncaient le racisme antijeunes. Les
autres subissent le poids d'une société qui en fait des êtres de seconde
zone, qui les marginalise et les méprise, qui les écrase sous les contrôles
de police et fait de la couleur de leur peau, de leurs noms et leurs
prénoms un véritable handicap social. Et que serait leur colère sans les
incendies de voitures i Les télévisions du monde entier se seraient-elles
alors déplacées i Que fallait-il qu'ils fassent : qu'ils déposent une
pétition au Palais-Bourbon i
Les moyens qu'ils utilisent sont sans doute les seuls efficaces en ces temps
où les médias font et défont l'actualité. Combien de grèves ouvrières ont
récemment encore été projetées sur la scène publique du seul fait de leur
usage de menaces criminelles. Osons le mot, ces émeutes révoltes flambées
de colère, violences la gamme sémantique est large, sont un mouvement
social. Il ne s'agit pas d'une révolte ouvrière mais de celle d'enfants de
la classe ouvrière. Les buts i Au moins le respect, et au plus
l'intégration.
Le projet politique i La lutte contre le chômage, contre la précarité. Ils
demandent aussi la démission d'un ministre de l'intérieur, comme on a pu
demander, en d'autres temps celle d'un Marcelin. Et on a envie de dire haut
et fort : bravo à tous ceux qui, à force de mépris ont pu aider Ã
l'émergence d'un nouvel acteur collectif. Et un nouvel acteur collectif,
dans une France engluée dans ses querelles de chapelle et ses peurs de
l'avenir, n'est-ce pas une chance i
Francoise Blum, historienne et ingénieur au CNRS.