Naplouse, le 23 septembre 2004
La nouvelle tombe dans tous les téléphones. Une jeune fille s’est faite sauter à Jérusalem. Deux soldats auraient été tués et il y aurait 16 blessés. Dans la cour du Medical Relief Center c’est la grosse agitation. Quand on apprend que la fille est de Nablus l’atmosphère devient électrique. Elle avait 18 ans et elle était du camp de Askar, un des quatre camps de réfugiés qui jouxtent Nablus. Cela signifie des représailles de l’armée dans quelques heures une incursion, des destructions de maisons peut-être des blessés... Cela signifie beaucoup de boulot pour les jeunes secouristes du Medical Center. En attendant le "coup de feu", je pars avec Jareer et Maroof en ambulance dans la vieille ville. Il faut refaire le pansement d’un jeune garcon blessé par balles il y a quelques semaines. Il a des broches externes à la jambe. Une mauvaise fracture, le fémur en dix morceaux. Il ne marchera plus jamais sans une canne, ne pourra plus jamais courir devant les soldats qui tirent sur les petits de treize ans. Il a un visage d’ange, ses déplacements sont ceux d’un vieillard.
La vieille ville est un immense labyrinthe de ruelles étroites. Heureusement que Mustapha était avec moi hier quand je m’y suis promenée, je m’y serais perdue en cinq minutes. C’est là que les combattants palestiniens recherchés par Israel se cachent. C’est là aussi qu’ils sont tués quand ils sont trouvés souvent dans les caves. C’est là que six d’entre eux sont tombés la semaine dernière, pulvérisés par une roquette de l’armée. Deux gamines ont été abattues en même temps par des snipers une étudiante de 18 ans et une petite de 11 ans parce qu’elles ont eu le malheur d’être dans la rue à ce moment là . Les murs de la ville sont couverts des portraits de tous ces morts par centaines.
Jareer me presse de finir vite parce qu’on nous appelle de Askar. Je fixe le bandage, le petit m’embrasse les poignets et je dévale l’escalier derrière Jareer qui court déjà avec ma valise de secours. Jareer est l’ambulancier le plus habile et rapide que je connaisse. J’appreciérai aussi le lendemain les mêmes talents chez Feras. Une fois Jareer a battu tous les records de vitesse du monde. Il avait à bord de son ambulance une jeune femme enceinte prête à accoucher, qu’il était aller chercher dans un village à 25 kms de Nablus. Deux check-points à passer. Sur le retour, au deuxième barrage, un soldat l’arrête et l’empêche de continuer parce qu’il croit que la jeune femme a une bombe sous sa robe. Il ne croit pas à la grossesse. Il veut vérifier sous la robe. Jareer parvient à l’en empêcher parce qu’il n’est ni médecin ni infirmier pour pouvoir faire ca. Le soldat appelle quelqu’un et dit qu’une infirmière va arriver. Une heure s’écoule, puis deux... Et le bébé décide de sortir... Jareer fait de son mieux pour aider la jeune femme. Quand le soldat voit ca, il dit à Jareer de filer. Et tous les records de Schumacher furent pulvérisés. Le bébé est né sur la civière juste devant l’hôpital. Un petit garcon en bonne santé... "alhamdulelah".
Quand on arrive à Askar, la foule est dans la rue. Elle assiste au déménagement des affaires de la famille de la jeune shahid. De l’étage d’une maison, tout passe par les fenêtres : chaises tables armoire, vêtements... transportés sur les toits des voitures ou à bout de bras des gamins vers d’autres maisons un peu plus loin. Au milieu de toute cette agitation, des jeunes filles font des malaises des syncopes... Les femmes pleurent... Le docteur Saber qui est avec moi est un urgentiste comme je les aime : calme et gentil. On ne se connaît que depuis quelques minutes mais on forme déjà une bonne équipe. Pendant qu’il trouve les mots pour calmer les nerfs de tout le monde, je jongle avec les masques à oxygène et les seringues. Une des jeunes filles qu’on "réanime" ainsi était la meilleure amie de la shahid et elle a perdu aussi son père comme ca il y a trois ans.
Un peu après minuit, l’armée arrive, des jeeps et des tanks. Beaucoup de bruit, de tirs de cris... Des soldats entrent dans la maison visée, et vidée de tout. Vers 4 heures une terrible explosion... La maison est détruite. La même opération a lieu un peu plus tard à Balata, l’autre camp. Deux maisons sont détruites. L’une d’elle appartenait à celui qui aurait commandé la suicid bomb. Il est maintenant ultra recherché, avec trois autres personnes. Il n’y a pas eu de blessés nous n’avons pas eu à intervenir, nous étions juste prêts au cas où. Ce matin, à Balata et à Askar, la vie reprend comme d’habitude. Je me déplace toujours avec Jareer ou Feras qui expliquent à tous ceux qu’on croise qui je suis. Ils ne voient pas beaucoup d’internationaux ici, il n’y a personne de l’extérieur pour témoigner de ce qui se passe, des conditions de vie, de la situation... C’est très difficile pour les internationaux d’arriver ici. Le check point de Hawwara leur est complètement fermé, il faut passer par la montagne, marcher pendant plus de trois heures grimper quatre montagnes... avec le risque d’être arrêté par des jeeps. Pour éviter ce risque, je suis partie en fin de journée pour être dans la montagne la nuit et être moins repérée. L’idée était très mauvaise parce que ce n’est pas moins dangereux.
A l’heure où je vous écris Nablus est totalement bouclée. Impossible de sortir ni de rentrer, même par la montagne, des avions patrouillent partout.
Naplouse occupée, le 24 septembre 2004
Pas beaucoup dormi. En plus des blessés urgents il y a les pansements à refaire des jeunes qui sont chez eux, toutes ces plaies par balles. Il y a aussi les malades à ramener dans leurs villages après l’hôpital, ou l’inverse. Ma journée commence avec Feras. On embarque à l’hôpital deux petits vieux et une dame, venus faire leur dialyse. Leur village est à vingt kms. En passant à côté de Alean camp, on sent la tension monter. La route est jonchée de pierres. Je lève les yeux : les mômes sont juste là , au-dessus sur la colline, sur les toits des maisons partout... Des vingtaines par groupes en tous les endroits stratégiques pour viser les jeeps qui s’approchent. Nous en croisons deux, aux aguets. Le check point est fermé. Même notre ambulance ne passe pas. Les soldats nous fouillent ainsi que le véhicule, et nous ordonnent de faire demi tour. C’était bien la peine de nous faire tout ce cirque. Feras va tenter une autre sortie. Celle-ci semble moins étanche. Il faut attendre seulement une heure. Comme on ne peut pas attendre parce que c’est en train de chauffer avec les jeeps Feras transfèrent nos malades fatigués dans une autre ambulance qui va à Ramallah. Ce sera un grand détour pour tout le monde. La vie de malade ici n’est pas facile. Je sais elle n’est facile nulle part, mais là c’est carrément compliqué. Et la vie des équipes de secours est rudement difficile.
Je continue la journée avec Jareer. Nous devons rester là où les jeeps patrouillent, ca annonce toujours du grabuge. Elles sont en deux endroits de la ville, et les mômes arrivent de partout. Tous les camps sont là , tous les quartiers... des bandes de très jeunes garcons. Celui là avec son tee-shirt rouge et ses bras trop fins a sûrement moins de six ans. Aucune de ses pierres ne touchent la jeep mais il insiste, il est toujours le dernier à se planquer quand les soldats pointent leurs fusils toujours le premier à revenir à la charge, avec ses petits cailloux au bout de ses bras trop courts. La scène est tellement surréaliste que j’ai du mal à y croire. J’ai du mal à croire en cette réalité. Je ne veux pas croire que c’est vrai, que des fusils visent ces petits mollets qui déguerpissent. Les pierres ne cessent de pleuvoir. Nous bougeons continuellement, au plus près des enfants. Personne ne leur dit d’arrêter, de rentrer à la maison. Jareer me dit que eux-mêmes les adultes faisaient ca aussi à cet âge là ... Depuis des générations la Palestine résiste ainsi.
Dans l’ambulance, les yeux des enfants sont emplis de sérieux et de frayeur. Je n’ai pas de blessés graves mais des jeunes femmes qui tombent de peur en venant chercher leurs petits. Des écorchures beaucoup de stress et de sueurs...
Si le sniper voulait viser un de ces petits alors il est nul. S’il visait mon cou, il est champion du monde. La douleur est vive, comme une brûlûre. Je mets la main mais ca fait encore plus mal. Ca brûle vraiment putain. Je fonce à l’abri dans l’ambulance. Bon, j’avale bien, je respire bien, donc ca va, pas de panique. La blessure semble juste superficielle. C’est l’occasion de visiter les Urgences de l’hôpital de Nablus le Rafidia Hospital. A l’accueil et dans tous les couloirs les murs sont couverts d’affiches de portraits de martyrs et de photos de blessés. C’est la principale activité des urgences ici : les blessés de guerre. Et les murs crient la résistance. Bien sûr, toutes les salles sont occupées ca suture partout. Un docteur me voit tout de suite, il est plus inquiet que moi. J’accepte la piqûre de Dexamethasone dans les fesses parce qu’il me convaint de ne pas prendre cette blessure a la légère, placée où elle est. J’ai eu une chance incroyable que la balle en plastique ne pénètre pas. Je n’écris pas cela pour affoler tout le monde, rassurez vous je vais très bien, mais c’est bien que cela se sache, que les soldats visent aussi les équipes de secours malgré nos vestes blanches bien reconnaissables avec leurs bandes phosphorescentes et leurs autocollants rouges.
Les jeeps s’en iront vers 22 heures. Je termine par la réfection des pansements d’un jeune tétraplégique, je repose ses perfs... Les sourires de ce petit, le café que m’offre sa famille, la bonne humeur inaltérable des secouristes du Medical Relief, l’attention délicate des ambulanciers la bienveillance du Dr Ghassan qui supervise toutes les opérations avec une remarquable efficacité... Tout ca fait un bien fou, dans ce monde de dingues. La brûlure me fait déjà moins mal. Il n’y paraîtra bientôt plus rien.
Naplouse, le 25 septembre
Dur dur d’écrire ce qui se passe ici. A peine le temps de vous raconter qu’il faut déjà repartir. Je vous écris de la salle informatique du Medical Center. Dans cette salle, les jeunes sont formés par Mohamed à l’utilisation des ordinateurs des groupes de filles puis de garcons par dizaines. Dans une autre salle ont lieu les cours de secourisme. Sur le tableau, en arabe : ventilation, circulation, conscience, libération des voies aériennes massage cardiaque... Une autre salle pour la sophrologie des plus petits. Un professeur leur apprend à surmonter le stress les angoisses à bien respirer. Il termine par un cours de danse. Dès que je peux, je m’arrête là . Je m’assoie par terre et je les regarde. Dans cette ville de chaos et de violence, il y a des îlots comme celui-ci où l’espoir est vivant, où on s’autorise à croire que ces petits là ne mourront pas demain.
Ce centre est un bel endroit - accueillant et convivial. Les jeunes secouristes bénévoles s’y retrouvent pour jouer au ping-pong, surfer sur internet, manger et juste être ensemble, se sentir bien ensemble après leur travail éprouvant à chaque sortie. Les enfants qui sont ici et les jeunes qui portent secours ne sont pas dans les rues à jeter des pierres sur les jeeps et n’iront pas se faire sauter avec une bombe. Ceux-là sont sauvés pour le moment. Bien que quelques-uns d’entre eux aient aussi été tués pendant des interventions. Pourtant il faut y aller, continuer, jour après jour, et toutes les nuits. Vivre ainsi c’est aussi résister à l’occupation.
On nous apelle de Balata. Quand j’arrive avec l’ambulance de Jareer, des secouristes sont déjà là . Il y en a dans chaque camp, dans chaque quartier de Nablus ; ils sont les premiers "sur le pont" avec leur veste repérable et leur sac de premiers secours à l’épaule.
On repère vite l’endroit où ca chauffe : une jeep dans une ruelle, et des pierres qui pleuvent de partout. J’apprends que les soldats ont trouvé l’homme qu’ils recherchent. Ils l’ont blessé à une main et à une jambe, mais il est soigné et caché dans une maison. Il ne veut pas être transporté à l’hopital. Les soldats ne font pas de cadeaux aux ambulances elles pourraient transporter un combattant. C’est pour ca qu’on se planque, on ne reste pas en face des jeeps. Il y en a maintenant 8 dans les ruelles. Les petits se démènent avec leurs pierres ca court dans tous les sens. Les soldats envoient des grenades assourdissantes des lacrymos tirent des balles en plastique... et maintenant des vraies balles. Les gens ont reconnu le changement de son. Les hommes crient sur leurs petits pour qu’ils rentrent dans les maisons mais ils ont du mal à les contenir. Même s’ils leur courent après les mômes véloces et malicieux, disparaissent dans un coin et réapparaissent 20 mètres plus loin. Une cinquantaine de garcons s’acharnent sur une jeep avec leurs cailloux. Ils sont très près presque à la toucher. Une portière s’ouvre... Et voilà notre premier blessé. La blessure au coude est légère. Celui-la repartira aussitôt avec un bon pansement. Ses bras et son cou sont déjà couverts de cicatrices de sutures des anciennes blessures plus sérieuses. Il lui manque aussi l’index de la main gauche. Tout ca par des balles. Il a 14 ans. Un homme passe à côté de moi avec une mitraillette, et s’éclipse dans un escalier. Une heure plus tard, une rafale claque juste au-dessus de nos têtes. C’est lui, il a tiré sur une jeep. Toute cette partie du camp n’est plus maintenant que nuage de poussière et de gaz lacrymos et volées de pierres. Un autre enfant est blessé. Une balle est rentrée dans sa main jusqu’au bras. Avec un pansement compressif, il est transporté très vite à l’hôpital. Les sirènes couvrent ses hurlements de douleur. Il a 15 ans.
Au soir, les jeeps s’en vont. L’homme n’a pas été pris. Alors elles reviendront, avec les tanks comme tous les jours à Balata depuis 4 ans.
Je n’ai pas vu de journalistes pas de témoins extérieurs. De toute facon, les étrangers ne peuvent plus entrer dans Nablus tous les check-points sont complètement fermés. Voilà pourquoi il me semble important de vous écrire. Ces 4 derniers jours il y a eu 10 blessés palestiniens et 3 maisons détruites (une à Askar et deux à Balata).
26 septembre 2004, l’histoire de Mohamad
Des histoires comme celle-ci, il y en a des dizaines à Nablus. Des histoires de mômes handicapés à vie. "Eh Corinne, tu ne peux pas me trouver une autre béquille i Regarde celle-ci, elle est toute tordue, j’arrête pas de tomber avec". Ceux qui sont en chaises roulantes sortent peu de chez eux ; pas pratique avec toutes les pierres et les trous dans les rues. Mohamad est installé dans ce qui servait avant de salle à manger. Son lit est près de la fenêtre. Avec quelques copains son père a fabriqué un ascenseur extérieur pour permettre au fauteuil électrique de descendre et monter les trois étages de l’immeuble. L’appartement spacieux accueille une famille nombreuse qui, de la grand-mère au petit dernier, prend bien soin de Mohamad. Par exemple, pour éviter les escarres ils lui changent de position toutes les deux heures même la nuit. Il a 18 ans.
Il est comme ca depuis deux ans entièrement paralysé, précisément depuis le 19 février 2002. Ce jour là , comme très souvent à Nablus c’était le couvre feu. Mohamad était devant chez lui. Un sniper, posté sur un toit 50 mètres plus haut dans la rue, a tiré... touché dans le cou. Champion du monde celui-là aussi. La balle est rentrée sur le côté gauche, a traversé la nuque et s’est fichée dans l’épaule droite. Le choc a été tellement violent que l’adolescent a été projeté à terre, à plusieurs mètres et a eu - en plus - des fractures de côtes une fracture du crâne en occipital, et une fracture ouverte de l’humérus gauche. Plus graves bien sûr furent les dégâts provoqués par la balle. Les vertèbres C7, D1 et D2 furent touchées et la moelle épinière sectionnée au niveau de D1. C’est la tétraplégie. Il avait 16 ans. Aucune opération ne fut possible. Sur des clichés de radio récents on voit bien la balle qu’il a encore dans l’épaule.
Je refais son pansement au pied, un gros pansement pour une grande brûlure au second degré qui mettra sans doute des semaines à cicatriser (en lui donnant un bain, son père a malencontreusement versé de l’eau trop chaude). Il y a peu de mots entre nous tout est dit dans les regards. Sa main droite qui bouge un peu tente de serrer la mienne - des doigts tout crochus qui s’agrippent faiblement. Je reviendrai encore demain. Dans ses yeux quelque chose brille comme un sourire. Ne pas craquer, surtout ne pas craquer. Je reviendrai demain.
"This is normal life in Nablus"
Si Feras voulait me faire rire avec cette petite phrase ironique, c’est loupé. Il est 21h. Tout est calme, la rue est déserte, bien trop calme. En quelques minutes les téléphones diffusent l’information que vingt jeeps sont en train d’arriver. Elles se dirigent vers le village de Kafr Qalleel. Ce village est à flanc de montagne, juste après les ruines de la Moqata, à côté de Balata. Avec l’ambulance de Feras on y est en cinq minutes. En haut d’une ruelle, on tombe nez a nez avec une jeep..... crrrouiiiiic.... Marche arrière vite, dérapage controlé dans les cailloux, demi tour, on va se mettre a l’abri plus bas. De la route où nous sommes on peut voir les phares des jeeps se déplacer lentement, sur la pente où le village est accroché. En levant un peu plus les yeux, on voit les gros projecteurs de la colonie en haut la colline. Les chiens aboient. Cela signifie que des soldats arrivent aussi à pied sur cette pente, depuis la colonie.
Pas une voiture ne passe sur la route, même pas un taksi - pourtant si nombreux tout le temps. C’est trop calme. Comme il s’agit d’une opération de l’armée, on ne peut pas s’approcher de trop avec l’ambulance, c’est trop dangereux, qui plus est de nuit. Ce n’est pas comme quand les enfants jettent des pierres. Là , il n’y a personne dehors pas une pierre qui vole, rien qu’un silence pesant et une atmosphère de peur. On entend des coups de feu. On ne bouge pas. Tant que personne ne nous appelle, c’est qu’il n’y a pas de blessés Des heures plus tard, une maison est détruite par des roquettes une maison inoccupée. Et les jeeps s’en vont.
J’apprendrai aujourd’hui que, en fait, l’armée cherchait une voiture volée, la voiture d’un ministre israélien... Tout ca pour ca, tout ce cinéma... Je n’ai pas aimé le film.
This is normal life in Nablus...
Balata, lundi 27 septembre
Les nuits ici ne sont pas plus belles que les jours. Et les réveils sont difficiles. L’armée est arrivée en force et en nombre à Balata un peu après minuit. Des bulldozers ont fermés tous les accès au camp avec des grosses pierres - carrément des rochers. Au lever du jour recommence le jeu des enfants avec leurs pierres contre les jeeps. Mais ce n’est pas un jeu, les enfants eux mêmes ne jouent pas. Dans leurs pierres il y a toute leur rage contre cette monstrueuse occupation qui les empêche de dormir, d’aller à l’école, et simplement d’avoir d’autres jeux. Ici c’est la grande misère. Les maisons qui n’ont pas été détruites et transformées en amas de ruines sont criblées de balles. En fermant toutes les sorties du camp, l’armée impose une oppression insoutenable. Il n’y a qu’un seul passage, et pour l’instant les jeeps nous laissent passer. On reste derrière les enfants au cas où l’un d’eux aurait besoin de nous. Des petits aux pieds nus nous apportent de l’eau fraîche et du thé sur un plateau. ........... Il a 15 ans et du sang partout. La balle est rentrée dans sa main. On enlève son tee-shirt pour voir s’il n’est pas blessé ailleurs. Le tee-shirt plein de sang, de poussière et de sueur, sera oublié dans l’ambulance - de toute la journée, je ne me déciderai pas à le jeter. Une journée qui commence déjà dans l’horreur - un jour comme les autres de sang et de larmes. On peut se faire à tout, mais pas à ce quotidien là .
Un peu plus tard, un chauffeur de taxi est tué par un colon, sur la route. Le colon a tiré de loin. La balle est rentrée sous le bras gauche, direct au coeur... L’homme mourra dans l’ambulance. Aux urgences de l’hôpital, on ne pourra plus rien faire. L’armée demande alors par téléphone, à emmener le corps à Tel-Aviv, pour une autopsie. La famille accepte, espérant ainsi faire un procès. L’ambulance de Feras rejoint une ambulance israélienne à la sortie de Nablus. Un soldat demande à vérifier le corps. Feras lui dit de faire ca dans l’ambulance mais le soldat ordonne de déposer le cadavre à même le sol. L’homme est entièrement déshabillé, dehors et par terre. Je vais vomir... Pas à la vue de ce corps nu et ensanglanté, mais sur la barbarie de ces robocopes arrogants et brutaux. Je me suis retenue, je n’aurais sans doute pas dû.
Dans l’après-midi, je repars à Balata avec Jareer. On embarque quatre jeunes secouristes. Les visages sont graves et ca crie dans les téléphones. Je n’aime pas les voir comme ca. Aseel a perdu son beau sourire qui me fait pourtant tellement de bien. On ne peut pas rentrer dans le camp à cause de ces fichues grosses pierres. Les petits jeunes sautent du véhicule avec une civière et escaladent le barrage. Jareer tente un autre passage. Il jongle avec ses deux téléphones et son volant, à une vitesse de folie. Deux jeeps nous barrent la route. Les fusils sont pointés sur notre pare-brise. Jareer descend et va parler aux soldats. Vous avez tiré, il y a des blessés laissez nous passer. Ils peuvent bien mourir. Toi, dégage ! On retourne alors de l’autre côté. Deux blessés graves sont portés par dessus les pierres. Une balle dans la tête pour l’un, et pour l’autre une balle dans la jambe et une autre dans le coeur. Celui-ci avait déjà une main en moins à cause d’une balle qu’il s’était pris l’année dernière. Maintenant ils ont perdu la vie. Ils avaient 20 ans. Ils sont transportés à l’hôpital, mais là encore, il n’y a plus rien à faire.
De retour au camp, on m’emmène dans une maison pour soigner une jeune fille. C’est une crise de nerfs. Je traverse une pièce dans laquelle une cinquantaine de femmes assises par terre, pleurent. Amira se sent très mal. Noyée dans ses larmes elle a du mal à respirer. C’est la soeur d’un des deux martyrs. Une piqûre de Tranxène, des mots qu’elle ne comprend pas un verre d’eau, ma main sur son front... que puis-je faire de plus i Je reste là longtemps agenouillée - abattue. Je regarde le bébé à côté de moi, dans les bras d’une femme qui pleure. Courage, bébé, courage !
Naplouse, Balata, Mercredi 29 septembre
Un des des intérêts de côtoyer d’autres cultures est d’en prendre les bonnes choses pour changer nos habitudes. Par exemple :" Dr Patrick", "Dr Daniel", "Dr Xavier"... ce ne serait pas mieux de vous appeler ainsi i Ici, les médecins sont appelés par leurs prénoms. Mustapha Barghouti, c’est "Dr Mustapha". Ghassan Hamdan, c’est le très respecté "Dr Ghassan". Ca change tout, non i Je pars ce matin avec le Dr Saber et la Mobile Clinic dans un petit village tout près de Nablus. Le principe de la Mobile Clinic a été mis en place au début de la seconde Intifada - cela fait 4 ans jour pour jour. Ce n’est pas vraiment un anniversaire que l’on fête, mais il y a des émissions spéciales à la télé, des bilans dans les journaux... 3334 morts 53000 blesses 703 check-points... des chiffres qui n’interpellent plus personne en Occident. - A l’entrée du village, Dr Saber me montre une grande maison que les soldats occupèrent pendant 6 mois. Six familles vivaient là , enfermées dans deux appartements sans pouvoir en sortir pendant tout ce temps. Donc, depuis 4 ans trois fois par semaine, avec une infirmière, une ambulance et des cartons de médicaments il se rend dans les villages pour des consultations de médecine générale et des soins gratuits. Il est parfois aidé par un autre médecin. Aujourd’hui c’est Dr Brahim. Ils verront une centaine de patients dans la matinée.
De retour à Nablus sirènes hurlantes et crissements de pneus... On a repris le chemin de Balata. Les soldats embarquent un enfant. La nuit sera encore lourde de peurs et de tensions. Les jeeps sont dans les rues et des soldats occupent des maisons. Ce qui se passe juste derrière le Centre Medical est aussi très inquiétant. Trois jeeps sont arrêtées devant un café où des hommes sont réunis pour fumer le narguilé. Les petits sont couchés mais les ados sont tous là . Ils jettent des pierres de loin, les fusils claquent. D’autres jeeps arrivent, et encore d’autres et un camion prison... Les soldats jettent des bombes de fumée. Maintenant on ne voit plus rien, seulement les phares des véhicules militaires. Ca donne une drôle d’ambiance... Pour finir de me rassurer, plus aucun téléphone ne fonctionne... "no signal"... la radio ne marche plus non plus toutes les communications sont coupées... Nous v’la bien. L’opération se termine à minuit. Les véhicules militaires sortent du brouillard et s’en vont. Le Dr Ghassan sera le premier à rentrer dans le café. 6 hommes ont été arrêtés et embarqués par l’armée, les autres sont prostrés au milieu de ce qui reste de cet endroit mis a sac, complètement détruit. Les téléphones fonctionnent à nouveau...
Pourquoi n’y a-t-il plus un seul international dans cette ville (même ISM est parti) i Pourquoi n’y a-t-il pas un seul journaliste étranger i Pourquoi l’armée israélienne creuse-t-elle des tranchées autour des villages près d’ici i Pourquoi ces chars et toutes ces jeeps tous les jours i Pourquoi les bulldozers ont-ils fermé toutes les issues de Balata i
A toutes ces questions personne ici n’a de réponse, juste un mauvais pressentiment. Quelque chose qui leur rappelle avril 2002.
Palestine occupée, Lundi 4 octobre
Chaque jour draine son lot de violence et d’injustices. Par manque de temps je ne peux pas tout relater, pourtant je me dis qu’il faudrait. Il faudra bien, quand j’aurai un moment, que je parle de ces dizaines de petites scènes chaque jour, qui me serrent la gorge et font mal au bide. Ces instants monstrueux qui sont le quotidien des Palestiniens et qui ne crèvent pas les écrans qui ne font même plus une ligne dans les journaux.
Quand, avec l’ambulance de Jareer, on est arrêtés au check point de Beit Fourik.... Pendant qu’un soldat vérifie nos papiers un colon s’approche de la portière de Jareer. Par la fenêtre ouverte, il lui pointe son fusil sur la tempe et lui crache au visage un « fôck you !! » plein de haine. Sur le siège à côté, je suis pétrifiée. Les mains de Jareer serrent le volant mais son visage ne bouge pas. Pas la plus petite crispation de mâchoires pas le moindre froncement de sourcil, pas la plus petite turgescence de veine jugulaire... A quoi peut-il bien penser pour rester aussi calme et imperturbable, pour ne pas lâcher le volant et étrangler l’hideux personnage qui l’insulte et le menace ainsi, pour rien i Quel est cet horizon clair et serein vers lequel son regard se perd i Est-ce qu’il pense à la jeune femme qui est en train d’accoucher de jumeaux dans le village et qu’on doit aller assister i Est-ce qu’il pense à sa femme à lui, douce et gaie, qui est son rayon de soleil i Pense-t-il à ses quatre petites filles belles comme des fleurs i Quel est son secret i Quand je lui poserai la question un peu plus tard, alors que je ravalerai mes larmes de rage bien cachées par mes lunettes de soleil, il me répondra dans un large sourire : « l’habitude... ».
Quand, au check point d’Howwara, la vieille dame restera coincée dans le tourniquet parce que le gros paquet de linge qu’elle portait sur la tête est tombé et l’empêche de sortir de là ... La femme derrière elle essaie de l’aider à travers les grands doigts métalliques de deux mètres de haut, en vain. Alors de l’autre côté, un soldat vient tirer la grand-mère, sans aucune délicatesse. Il donne en même temps un coup de botte dans le paquet pour le dégager. Et un autre coup de botte dans les fesses de la vieille dame ! Elle tombe sur le paquet. Un coup de crosse sur l’omoplate lui fait maintenant mordre la poussière. A vingt mètres derrière, dans la file indienne entourée de grillages comme pour les animaux qu’on mène à l’abattoir, j’assiste à la scène. Je lâche alors mon sac à dos je fais demi tour en bousculant tout le monde, et je contourne les grilles en passant sur la route.Formellement interdit !!Des soldats surgissent de partout et me gueulent dessus en hébreu. En anglais je leur dis que je viens relever la vieille dame, qu’ils devraient avoir honte,qu’ils sont des monstres et que je ne les laisserai pas faire !! Bien sûr ils ricanent, ils crient de plus en plus fort, ils pointent leurs fusils ils me font reculer... Je ne passerai pas ce jour là ...
Quand, sur la route de Ramallah, après Naplouse, le taxi dans lequel je me trouve est arrêté à un barrage... Dans la voiture, avec moi, il y a sept hommes des Palestiniens aux grosses mains calleuses sûrement des macons je me dis. Le soldat ne s’approche pas mais gueule quelque chose. Les hommes descendent de la voiture, je fais pareil. Ils se mettent en rang, à gauche, je me mets à côté d’eux. Les soldats vingt mètres devant, gueulent encore quelque chose. Les hommes soulèvent leurs tee-shirts au-dessus de leurs têtes. Encore un ordre aboyé, et les hommes avancent de trois pas. L’un d’eux me dit de ne pas bouger et de rester en arrière, ces ordres là ne sont pas pour moi. Nouvelle gueulante... les hommes se mettent à genoux, mains sur la tête et carte d’identité entre les doigts. Un soldat s’approche, prend les cartes et retourne derrière ses sacs de sable. Il a prit aussi mon passeport et m’a ordonné de ne pas bouger. Trente minutes s’écouleront, avec ces hommes à genoux et mains sur la tête, en plein cagnard impitoyable, et moi debout derrière eux, écoeurée par tant d’humiliation et anéantie par mon impuissance. On nous rend enfin nos papiers et on peut repartir. Ces hommes vont travailler et vivent ca au moins deux fois par jour.
Voilà . Il y a tous ces enfants ces tout petits aux mains arrachées par des balles meurtrières parce qu’elles lancaient des cailloux, ces enfants quoi ! Ces mômes que j’ai soignés portés serrés dans mes bras pour qu’ils ne meurent pas. Il y a toute cette violence. Et puis il y a toutes ces humiliations quotidiennes avec « l’habitude » de tenir bon, la force de rester digne et de contenir sa rage de poser des bombes. Il y a toutes ces colonies sur toute la terre palestinienne, sur toutes les montagnes partout. Et il y a ce mur... Et il n’y a plus de mots. Il n’y a même plus Israël. Israël a perdu tout sens de l’humanité, Israël n’a plus de sens du tout.
Je quitte ce pays en croisant des dizaines de jeeps qui se dirigent à nouveau sur Naplouse.... Feras Jareer, Mustapha, Aseel, Wasim, Marwan, Haneen, Ahmad... Take care !
Et déjà 70 morts à Gaza.